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caressant les sectaires ; tendre respect du passé, uni au sentiment vif et pénétrant de la vie moderne. » Le portrait, bien qu’un peu flatté et rédigé en style d’épitaphe, est ressemblant.

Quant à Buckle, il est probable qu’il y a encore, en France et en Allemagne, des gens qui s’attardent à le lire. Pour ma part, je ne puis ouvrir son livre sans être stupéfié de l’immense et méthodique travail de cette fourmi pensante, qui ramasse et emmagasine, brin à brin, des millions de faits, et qui espère construire un Colisée ou un Sérapéum avec des miettes, avec des poussières accumulées. Pauvre Buckle! Un esprit si ingénieux et si faux ! Tant de patience et tant de présomption ! Tant de solennité dans l’enfantillage ! Tant de candeur dans le pédantisme! Encore une fois, pauvre Buckle! Il est mort jeune, il est mort à la peine, mais il est mort convaincu qu’il avait été le Bacon des sciences historiques. Pour lui, en effet, l’histoire doit être une science comme la physique ou l’histoire naturelle. Jusqu’à lui, on a observé des phénomènes, raconté des faits, et l’on s’est cru arrivé. Erreur! on n’a fait que colliger des matériaux, réunir des élémens d’induction : il est temps de tirer des conclusions, de découvrir des lois. Deux petites choses barrent le chemin à Buckle : la volonté divine et la volonté humaine. Il les élimine doucement toutes deux, et les remplace par une fatalité scientifique qui embrasse le monde physique et le monde moral.

Découvrir les lois de l’histoire! L’aventure a tenté beaucoup d’hommes avant Buckle; elle en tentera bien d’autres après lui. M. Lecky, plus qu’un autre, se sentait de l’inclination vers ce genre d’entreprises. Mais pouvait-il admettre, avec Buckle, que l’activité humaine n’a d’autres régulateurs que les influences du climat et de la nourriture; que le bien et le mal ne sont que le flux et le reflux d’une marée qui monte et décroit dans d’étroites et infranchissables limites, que la production de la vertu et du crime est plus régulière que celle du blé et varie suivant des moyennes constantes? Et s’il avait pu admettre tout cela, est-ce que le système ne se réfutait pas lui-même par les erreurs grossières, les ignorances énormes que Buckle propose à ses disciples comme échantillons décisifs d’inductions historiques? Oui, des ignorances! Cet homme, qui avait rangé dans sa cervelle la moitié des volumes du British-Museum, savait tout, hormis ce que tout le monde sait. Sur les grands faits de l’histoire, comme la réforme ou la révolution française, il ne voyait pas ce que voit, du premier coup d’œil, un écolier d’Eton ou de Louis-le-Grand <[1]. J’ai le droit de dire que

  1. Toutes les erreurs de Buckle ne tiennent pas à la fausseté de son jugement. Composant son ouvrage de 1850 à 1860, il condensait les travaux de la génération qui a écrit et pensé de 1820 à 1850. Sa statistique était empruntée à Dufau et à Quételet; sa physiologie était celle de Bichat, d’Esquirol et de Burdach; en ce qui touche l’histoire de la philosophie, il se référait à Cousin et à Tennemann. Plus d’un, parmi ces auteurs, a perdu de l’autorité : la valeur du livre de Buckle a diminué d’autant.