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appelé à l’honneur de figurer en pareille compagnie. L’auteur semble attacher peu d’importance à son premier né, puisqu’il laisse, depuis tant d’années, le public en réclamer inutilement une nouvelle édition. Il considère sans doute, avec raison, que ses vues historiques sur l’Irlande sont exposées d’une manière plus mûre, plus exacte et plus complète au quatrième et au sixième volume de son Histoire du XVIIIe siècle. En racontant les destinées de l’ancien parlement de Dublin, j’ai fait des emprunts si considérables à tout ce que M. Lecky a écrit sur l’Irlande, que je suis dispensé d’y revenir aujourd’hui.

Les quatre biographies des grands Irlandais ne trahissaient les vingt-trois ans de l’auteur que par la générosité juvénile de quelques illusions patriotiques. La phrase était ample, nourrie, sobrement colorée ; elle avait déjà cette clarté magistrale, et, par endroits, cette émotion austère et contenue qui est le charme des talens graves. Surtout on y sentait déjà que l’ordre serait la qualité maîtresse du jeune écrivain, qu’en lui un précieux instrument de classification et de généralisation était donné à la science historique.

Je me persuade qu’en s’occupant des questions irlandaises, M. Lecky remplissait un devoir plutôt qu’il ne cédait à un instinct. Sa vocation, — Et il le savait déjà, — était d’étudier, dans leur éternelle connexité à travers l’histoire, les problèmes religieux et les problèmes sociaux. De prodigieuses lectures, faites avec méthode, l’y avaient préparé. Familier avec la double antiquité, surtout avec les moralistes, il connaissait intimement les pères et les conciles. Il avait lu tous les théologiens anglais du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui forment, à eux seuls, une bibliothèque : car l’anglicanisme compte d’autant plus de théologiens qu’il n’a jamais eu de théologie. Nos philosophes. Voltaire, Rousseau, Mably, Raynal, Condillac, devaient être sans cesse sous sa main, si j’en juge par les copieux extraits qu’il en donne dans tous ses ouvrages. Il avait reçu des leçons encore plus directes de trois ou quatre grands esprits, dont les tendances diverses se corrigent et s’harmonisent en lui : Adam Smith, Edmond Burke, Jeremy Bentham, Auguste Comte. Parmi les contemporains, ceux qu’il devait lire le plus volontiers étaient sans doute Milman et Buckle.

Le doyen Milman est beaucoup moins connu parmi nous qu’il ne mérite de l’être. Voici par quelles paroles touchantes M. Lecky caractérise et honore le maître de sa jeunesse : « Harmonie et symétrie des facultés ; rien de ce qui fait prendre le génie pour une maladie splendide de l’âme... Fervent amour du vrai, large tolérance, mâles et généreux jugemens sur les hommes et les choses ; dédain des triomphes bruyans et de la popularité qu’on achète en