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éternelles qui devraient les envelopper. Il ne comprend pas, ce peuple, que pour contenir l’orgueil du génie, pour justifier et corroborer la liberté absolue du citoyen, rien n’est si nécessaire qu’une règle morale imposée d’en haut. A le voir passer ainsi, on tremble pour lui, et l’on se rappelle la parole du grand orateur : «… Vous verriez ce que peut faire dans le cœur humain la terrible pensée de n’avoir rien sur sa tête. » L’absence d’une règle et d’un frein au ciel ou sur la terre, là est le danger de la force qui se révèle à nous dans le convoi du poète. A Berlin, c’est le danger contraire ; la force que nous considérions là-bas est toute militaire et hiérarchisée, depuis le caporal jusqu’à Dieu ; mais elle étrangle le peuple qu’elle a soulevé si haut ; un instant de défaillance, et tout peut s’écrouler.

Les deux forces, telles que ces deux cortèges les traduisent aux yeux, sont en présence depuis le commencement du siècle. Quand il naquit, la force nouvelle débordait sur l’Europe, elle avait tout subjugué. Depuis, elle a exercé de courtes reprises, à ses heures d’explosion. La force ancienne a eu sa revanche la plus complète avec l’empereur Guillaume ; il l’a concentrée, portée à son maximum de tension, il lui a rendu pour un temps la disposition du monde. Comment s’établira dans l’avenir l’équilibre des deux forces ? Laquelle fera pencher le monde ? C’est le secret de Dieu. Nous n’aurions pas de peine à le deviner, si nous savions discipliner la nôtre et l’appliquer à un seul objet. Elle est d’essence supérieure, puisqu’elle contient l’idéal vers lequel l’humanité gravite.


Le poète et le conquérant se sont rejoints dans l’histoire. On sait comme il décroît vite, ce grand bruit de ceux qui ont occupé la terre, comme il s’évanouit bien avant que cette terre ait repris leur chair dans ses entrailles. Sous les coups de la Mort, la mémoire des hommes est comme l’eau où un enfant jette des pierres : les plus grosses font des cercles un peu plus larges ; petites ou grosses, avant que les pierres aient touché le fond, les rides s’effacent, l’eau a oublié. — Oublions le rêve, mauvais pour nous, qui vient de finir dans la tombe de Charlottenbourg. Et maintenant, vivons. Vivons mieux, s’il se peut. Vivons unis. Ne désespérons pas. L’heure nous invite aux pensées qui doivent être désormais les nôtres. Au jour où s’envoleront ces pages, avec les derniers échos du glas qui tintait hier dans les neiges de Berlin, d’autres cloches lanceront leurs volées dans les premières joies du ciel d’avril ; elles sonneront à tous les cœurs le réveil, la vie, l’espérance. Cloches de Pâques, cloches de France, parlez-nous de la résurrection I


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.