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temps, pendant qu’un vieux paysan, qui avait joué avec lui dans son enfance, murmurait en secouant la tête : « Pauvre Tom Caërl ! quel dommage qu’il ait été un impie ! » Et l’on voit, dans les journaux de l’époque, que deux gentlemen semblaient conduire cette pompe et représenter l’histoire en deuil : c’étaient Froude et Lecky.

J’ai esquissé, dans une précédente étude, la physionomie de M. Froude; j’essaie aujourd’hui de faire connaître M. Lecky. Les amateurs de contrastes ne peuvent en désirer un plus complet. Autant le premier de ces deux hommes est âpre, amer, brutal, autant le second est doux, serein, pacifique. L’un s’absorbe dans un passé qui ne revivra pas ; l’autre marche les yeux fixés vers un avenir qui ne viendra jamais. M. Froude croit à l’effort individuel, à l’action intermittente de quelques êtres privilégiés, porteurs d’une mission divine, et qui rayonnent, çà et là, dans l’histoire. M. Lecky croit à la vertu des principes, au progrès indéfini des institutions, dont la marche lente, mais constante et sûre, a ses lois, comme celle des glaciers. Si les doctrines, les méthodes s’opposent, l’antithèse n’est pas moins violente lorsqu’on envisage la carrière des deux écrivains. M. Froude a changé plusieurs fois de maître et de visées ; il a failli se consacrer à l’église, puis au professorat; il s’est cherché dans le roman, dans la polémique, dans le journalisme. Aucun de ces tâtonnemens, aucune de ces anxiétés chez M. Lecky. Il est entré sans hésitation dans la voie qu’il suit encore ; son âge mûr bâtit sur les plans qu’a tracés sa jeunesse. Ainsi, les caractères qui frappent d’abord en lui sont l’unité, la simplicité, la continuité de pensée, la force contenue d’une intelligence maîtresse d’elle-même, qui fait ce qu’elle veut, sait où elle va, et n’a, depuis qu’elle s’exerce, perdu ni une heure ni un effort.

De l’existence personnelle de M. Lecky, je sais très peu de chose, et n’ai point cherché à sortir de cette ignorance. Les dictionnaires biographiques m’apprennent qu’il est né en 1838, et qu’il a pris ses grades universitaires à Trinity-College, Dublin; là s’arrêtent leurs confidences. Je ne me plains pas de cette sécheresse : je la bénis. C’est un plaisir devenu si rare aujourd’hui de pouvoir lire un livre sans en connaître l’auteur, de juger une œuvre directement et en elle-même, sans avoir à étudier ce composé d’organes et de tissus, de nerfs et de muscles d’où elle est sortie, sans la commenter à l’aide de la physiologie, de l’ethnographie et de la climatologie, sans mettre enjeu l’atavisme et les diathèses héréditaires !

Je ne dirai rien du premier livre de l’historien sur les grands Irlandais, Swift, Flood, Grattan, O’Connell, si ce n’est que Flood, par son talent artificiel et son caractère médiocre, ne paraissait pas