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que ce septuagénaire n’ait plus qu’à finir dans cette apothéose : de longs jours de gloire et de bonheur lui sont encore réservés ; tandis qu’au-dessous de lui les autres trônes changent d’occupant, il demeure, chef incontesté et patriarche de tous ces rois, leur dictant ses volontés, les appelant d’un signe à sa cour ; son aigle repue plane tranquillement, hors de toute atteinte ; Dieu le garde, il est invulnérable : deux fois les assassins le frappent, deux fois il guérit, à l’âge où l’on meurt d’un rien ; les peuples s’accoutument à le croire immortel, comme son prédécesseur Barberousse ; la mort s’impatiente et rôde timidement dans sa chambre, elle n’ose pas ; on revoit chaque matin la tête familière, droite et souriante à la fenêtre historique, on l’interroge pour savoir s’il est permis aux nations de vivre ce jour en paix ; on le dit malade, et le lendemain il passe une revue, il convoque un congrès, il va sur les frontières présider à une entrevue de souverains ; on le dit mort, et le monde, instruit de sa fin, refuse d’y ajouter foi : c’est à peine si l’on est persuadé depuis hier que l’empereur d’Allemagne, détruit enfin, lui aussi, par un grain de sable dans l’uretère, lentement gagné par le sommeil éternel, a subi la loi commune et consenti à mourir.


IV

Quand on lui aurait conté la fable de cette vie, le visiteur n’en serait qu’à son premier étonnement : le second, le plus fort peut-être, lui viendrait de l’affirmation qu’il entendrait répéter partout : le héros de cette épopée fut un homme médiocre, de facultés moyennes, sans relief personnel. — Avant qu’on emporte du Dôme la dépouille impériale, il faut pourtant juger l’esprit qui l’habita. Mais ne sommes-nous pas naturellement récusés ? On juge mal, avec une plaie au cœur, celui qui vous l’a faite. Et, d’autre part, le jugement de son peuple nous est suspect ; il sera dicté par l’adulation ou par d’affectueux regrets. Rapportons-nous-en à cet étranger que nous imaginons : il n’aurait pas plus de préventions qu’il n’avait de connaissance des faits. Une fois instruit de ces faits dans le détail, il serait bon arbitre. Approprions-nous le langage qu’il tiendrait.

Oui, Guillaume Ier n’était doué que d’une intelligence ordinaire ; mais il avait reçu un don plus précieux pour régner : une volonté patiente, toujours appliquée aux mêmes objets. C’est là le génie, selon la définition fameuse. Elle a toujours été vraie ; elle l’est dix fois plus dans notre temps ; l’élite des générations actuelles meurt