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dernière fête à la cathédrale ; .. c’était beau… » Il s’assoupit. Le seul bruit qu’il pût percevoir, dans le silence de la nuit, le dernier qui berça son sommeil, ce fut le pas lent sur le trottoir de la sentinelle, effleurant les fenêtres de la pointe de son casque. Aux approches de l’aube, le pouls tomba ; l’impératrice, assise au pied du lit, tenait la main qui avait pris la sienne, soixante ans auparavant. Le jour vint : à l’heure de la garde montante, doucement, sans secousse, Guillaume cessa de respirer. Il avait, à deux semaines près, quatre-vingt-onze ans d’âge, quatre-vingt-deux ans de service militaire, vingt-sept de service royal, dix-sept de service impérial. La tête s’étant inclinée, quand on ferma ses yeux ils semblaient dirigés vers le buste de sa mère, la reine Louise. On jeta sur le corps le manteau gris de campagne. Les princesses apportèrent des roses. Le pasteur bénit le défunt et le loua d’avoir gouverné son peuple selon le conseil de Dieu. Les serviteurs et les grands officiers de l’empire vinrent baiser la main refroidie qui les avait élevés. Quand ce fut le tour du maréchal de Moltke, l’homme qui a tant vu et fait mourir fondit en pleurs. Le chancelier contint son émotion ; un peu plus tard, il revint passer une heure seul à seul avec son maître. Ensemble, ils ont arrêté le compte de leur journée de travail. Ce génie fantasque a d’étranges fuites d’imagination ; peut-être a-t-il pensé là que ce n’est rien, ce qu’on bâtit dans le sang et les larmes, pour que la Mort ricane un peu plus haut en soufflant dessus. Ce qui faisait pleurer M. de Moltke, esprit entier, certain de sa tâche et sans vues de dessous, a peut-être fait tristement sourire M. de Bismarck, lui qui a des vues secondes et un fonds d’ironie pour son œuvre.

Le surlendemain, à une heure avancée de la nuit, les deux grands vieillards ont conduit leur empereur au Dôme et pris pour la dernière fois congé de lui. Ceux qui assistaient au passage de ce cortège s’accordent à dire que nulle parole ne peut rendre la vision funèbre, reflétée un instant, dans la clarté des torches, par les eaux noires de la Sprée et les vitres du vieux-Château désert. Sous la tourmente de neige, aux lueurs de ces flammes dispersées par les rafales, les ombres muettes glissaient sur le sol assourdi, pelotons de cavaliers en deuil, masses obscures de l’infanterie ; à leur suite, sur les épaules des soldats, une bière d’ordonnance, étroite et pauvre sous le drap comme le lit de camp où elle avait pris son mort. Ce défilé n’avait rien d’une armée solide de Prussiens vivans : n’était-ce pas la garde laissée jadis sur les champs de Bohême et de France, revenue pour chercher son roi, pour relever du service la garde d’en haut, qui ne pouvait plus le suivre là où il allait ?

A la même heure, un autre convoi entrait dans Berlin. C’était le