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falaises créaient des obstacles presque insurmontables à une invasion. La population, nombreuse et belliqueuse, était très attachée à son roi. Toutes ces difficultés retardèrent, sans la décourager, l’ambition de Kaméhaméha. Il consacra plusieurs années à préparer ses moyens d’attaque, et, en 1804, il réunissait sur la plage de Waikiki 7,000 vétérans bien disciplinés, sans compter les recrues, une flotte de 27 goélettes, plus de 500 pirogues de guerre. Il allait s’embarquer quand une épidémie éclata parmi ses troupes concentrées dans un étroit espace. Lui-même faillit y succomber. Aussitôt rétabli, il s’occupa de combler les vides faits dans ses rangs, de renouveler ses provisions de vivres et attendit un vent favorable.

Kaeo avait péri à la bataille de Nuuanu ; mais ses nobles et son peuple, prévenus des armemens de Kaméhaméha, s’étaient ralliés autour de son fils Kaumualii, Actif, énergique et courageux, ce dernier se préparait à une résistance désespérée ; ses guerriers, pleins d’ardeur, juraient de se faire tuer à ses côtés. Agité toutefois d’un sombre pressentiment, il fit construire une goélette qu’il chargea de vivres, décidé, s’il survivait à une défaite, à s’embarquer avec ses femmes et ses lieutenans, à s’abandonner aux flots et à chercher sur le Pacifique une terre lointaine où il pût vivre à l’abri de l’ambition de son rival.

Bien renseigné par ses espions sur ce qui se passait à Kauaï et prévoyant une résistance acharnée, Kaméhaméha conçut alors un projet hardi, vraiment original et digne de son génie. Il voulut voir Kaumualii, conférer personnellement avec lui et obtenir de la persuasion un succès douteux encore par les armes. Il envoya un message à celui qu’il se préparait à attaquer et lui demanda de venir à Oahu. Nonobstant l’avis de ses chefs, le roi de Kauaï accepta l’invitation qui lui était faite et, affectant de témoigner hautement de sa confiance dans la parole de son ennemi, il traversa la mer et se rendit avec une suite peu nombreuse au milieu du camp de Kaméhaméha.

En agissant ainsi, il avait fait d’avance le sacrifice de sa vie, et remit la régence à l’un de ses chefs les plus dévoués. En homme qui n’a plus rien à ménager, il apostropha vivement Kaméhaméha, lui demanda compte de ses intentions hostiles et lui reprocha ses agressions et ses conquêtes. Il termina en ajoutant que sa vie était dans les mains de son adversaire si, au mépris de la foi jurée, il était retenu captif. « Mais sache bien, lui dit-il, que, moi mort, mon peuple est vivant, et que la vengeance doublera son courage. Si tu me laisses libre, je combattrai à sa tête contre toi. »

Kaméhaméha l’écouta sans l’interrompre ; puis, d’une voix lente et émue, il le remercia de sa confiance : « Tu es libre, dit-il, tu