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vague encore et fait l’effet, tel qu’il le présente, d’une scène d’ombres chinoises enfantine, presque ridicule. Nombre de personnages sont évoqués, puis abandonnés, selon les exigences du récit, auquel d’ailleurs rien ne les rattache. Il faut que quelqu’un ait vu, que quelqu’un porte témoignage ; l’auteur tire de sa botte une nouvelle marionnette ; elle parle, remplit une lacune, puis disparaît. L’artifice est vraiment trop grossier. M. Stevenson a tort de négliger cette partie extérieure et secondaire de son œuvre : les ficelles de l’art, quand on y a recours, doivent être soignées. Docteur Jekyll est, somme toute, un roman, et les amateurs de romans tiennent à ces accessoires ; ils y tiennent même jusqu’à permettre qu’ils usurpent trop souvent la première place, dissimulant, sous un certain machinisme, le vide presque absolu du fond. Ce n’est certes pas le fond qui manque ici ; nous sommes loin des pages faciles et brillantes dédiées aux enfans de tout âge par la plume qui traça naguère, en se jouant, Treasure Island et the New Arabian Nights. Néanmoins, devant cette psychologie sensationnelle, si curieuse qu’elle soit, il est impossible de ne pas constater les transformations que subit aujourd’hui la littérature romanesque en Angleterre. De ces transformations nous chercherons les causes dans quelque prochaine étude. Bornons-nous maintenant à suggérer au lecteur une comparaison. Sans doute il connaît ce petit chef-d’œuvre d’ironie attristée, de poignante analyse, que M. Henry James a intitulé the Author of Beltraffio, la lutte d’un pauvre homme de génie avec sa femme, froide, et sèche, et bornée, et odieusement correcte, lutte silencieuse autant que féroce, poussée jusqu’au bout sur le corps même d’un enfant qui en meurt. Lorsqu’on lit ceci et cela, ne pense-t-on pas : « Le roman anglais, avec ses qualités les plus intimes, les plus délicates, les plus élégantes, se retrouve vraiment sous la plume de James, au lieu que les audaces d’un Stevenson sont plutôt ce que le vulgaire est convenu d’appeler des audaces américaines ? »

À cette remarque on peut répondre que Prince Otto est dédié à une lectrice de Monterey (Californie), portant, par parenthèse, le même nom de famille que l’un des deux auteurs de Dynamite. L’Amérique a certainement adopté Stevenson, tandis que Henry James s’est acclimaté à Londres. Il y compte autant d’admirateurs qu’en France, où il vécut, où il a sans doute appris à polir et à ciseler, avec un souci croissant, ce vase d’or qui, comme il le dit si bien, doit emprisonner, goutte à goutte, l’essence subtile de la pensée.


TH. BENTZON.