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atteint, sans doute, d’une maladie qui le défigure autant qu’elle le fait souffrir, et qu’il veut dérober à tous les yeux. De là ce masque qu’il porte pour dissimuler quelque plaie affreuse, de là l’extraordinaire altération de sa voix et l’impatience qu’il a de trouver un remède qui puisse le soulager.

— Non, monsieur, dit Poole résolument, cet être-là n’était pas mon maître ; mon maître est grand, solide, celui-là n’était guère qu’un nain. Parbleu ! depuis vingt ans, je le connais assez, mon maître ! Non, l’homme au masque n’était pas le docteur, et si vous voulez que je vous dise ce que je crois : un meurtre a été commis.

— Puisque vous parlez ainsi, Poole, mon devoir est de m’assurer des faits. J’enfoncerai cette porte.

Les deux hommes se munissent d’une hache et d’un tisonnier ; ils envoient un valet de pied robuste garder la porte du laboratoire. Une dernière fois, Utterson écoute. Le bruit d’un pas léger se fait à peine entendre sur le tapis.

— Tout le jour et une bonne partie de la nuit, il marche ainsi de long en large, dit le vieux domestique ; une mauvaise conscience ne se repose pas. Et une fois,.. une fois, j’ai entendu qu’il pleurait… On aurait dit une femme ou une âme en peine. Je ne sais quel poids m’est tombé sur le cœur. J’aurais pleuré aussi.

Le moment est venu d’agir.

— Jekyll, crie Utterson d’une voix forte, je demande à vous voir.

Pas de réponse.

— Je vous avertis : nous avons des soupçons, je dois et je veux vous voir ; si ce n’est pas de votre plein gré, ce sera de force…

— Utterson, réplique la voix, pour l’amour de Dieu, ayez pitié ! Ce n’est pas la voix de Jekyll décidément, c’est celle de Hyde.

Quatre fois la hache s’abat sur les panneaux qui résistent ; un cri de terreur tout animal a retenti dans le cabinet. Au cinquième coup, la porte brisée livre passage aux assiégeans, qui, consternés du silence qui règne à présent, restent irrésolus sur le seuil. Une lampe éclaire paisiblement ce réduit studieux, un bon feu brûle dans l’âtre, le thé est préparé sur une petite table ; sans les armoires vitrées remplies de produits chimiques, on se croirait dans l’intérieur le plus bourgeois. Mais, au milieu de la chambre, gît un cadavre encore palpitant, celui d’Edward Hyde. Il est vêtu d’habits trop grands pour lui, des habits à la taille du docteur. Sa main crispée tient encore une fiole de poison. Il s’est fait justice.

Quant au docteur, on ne le retrouve nulle part ; mais, sur la table, auprès d’un ouvrage pieux pour lequel Jekyll avait exprimé à plusieurs reprises beaucoup d’estime, et qui cependant est annoté de sa main avec force blasphèmes, auprès des soucoupes remplies de doses mesurées d’un sel blanc, que Poole reconnaît