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Une vieille femme, aux allures louches, vient ouvrir la porte. — M. Hyde est, dit-elle, rentré très tard dans la nuit, mais pour ressortir ensuite ; il a des habitudes fort irrégulières, et disparaît parfois un mois ou deux de suite.

Au nom de la loi, la maison est visitée en détail. Elle est à peu près vide. Hyde n’habite que deux chambres meublées avec luxe ; un grand désordre toutefois y règne pour le moment, comme si l’on y avait fait à la hâte des préparatifs de fuite : des vêtemens traînent sur le tapis, les tiroirs sont ouverts. Des cendres grises dans l’âtre indiquent que l’on a brûlé des papiers ; mais derrière une porte, les agens découvrent la moitié d’un bâton dont l’autre moitié est restée sanglante sur le lieu du crime. Cette canne, d’un bois très rare, a été donnée bien des années auparavant à son ami Jekyll par M. Utterson.

Naturellement, la première impulsion de ce dernier est de courir chez le docteur. Poole, le vieux domestique, l’introduit, en lui faisant traverser la cour qui a été jadis un jardin, dans l’espèce de pavillon que l’on appelle indistinctement le laboratoire ou la salle d’anatomie. Le docteur a autrefois acheté la maison aux héritiers d’un chirurgien, et s’occupe de chimie là où son prédécesseur s’occupait à disséquer. Pour la première fois, le notaire est admis à visiter cette partie de la maison, qui donne sur la petite rue, théâtre de sa première rencontre avec Hyde. Il trouve le docteur dans une vaste chambre garnie d’armoires vitrées, d’un grand bureau et d’une psyché, meuble assez déplacé dans un lieu pareil.

— Savez-vous les nouvelles ? lui demande Utterson.

— On les a criées sur la place, répond Jekyll très pâle et frissonnant.

— Un mot : j’espère que vous n’avez pas été assez fou pour cacher ce misérable ?

— Utterson ! s’écrie le docteur, je vous donne ma parole d’honneur que tout est fini entre lui et moi. D’ailleurs, il n’a pas besoin de mon secours, il est en sûreté. Personne n’entendra plus parler de Hyde.

L’homme de loi est étonné de ces façons véhémentes, presque fiévreuses : — vous paraissez bien sûr de lui !

— Sûr,.. absolument. Mais j’aurais besoin de votre conseil. J’ai reçu une lettre, et je me demande si je dois la communiquer à la justice. Décidez… j’ai perdu toute confiance en moi-même.

— Vous craignez que cela n’aide à découvrir ? ..

— Non, peu m’importe ce que deviendra Hyde. Je pensais à ma propre réputation, que cette triste affaire met en péril.

Utterson, surpris de ce soudain accès d’égoïsme, demande à voir la lettre ; elle est d’une écriture renversée très singulière et conçue