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des charges militaires et financières déjà assez lourdes; le roi et ses conseillers ne voyaient que les agitations de l’Europe, le trouble de toutes les politiques, la perspective d’événemens qui pouvaient servir à l’influence de la Prusse, et la nécessité d’avoir une armée toujours prête à l’action. Le secret de cette lutte, c’est qu’on ne pouvait pas dire ce qu’on voulait, pourquoi on s’armait, quel usage on entendait faire de cet « instrument » qu’on s’occupait à perfectionner.

Que, dans l’exécution de ce plan, qui conduisait à d’inévitables conflits, qui supposait même ces conflits, le roi Guillaume n’ait pas vu du premier coup toutes les conséquences de sa politique et qu’il ait eu assez souvent des hésitations aux momens décisifs; que, plus d’une fois, notamment à la veille de trancher par l’épée ses démêlés avec l’Autriche, il ait été ressaisi par les souvenirs de la sainte-alliance, des anciennes intimités avec la cour de Vienne ou même par la crainte de passer pour un prince révolutionnaire en se servant d’alliés révolutionnaires, c’est possible. Il avait la chance d’avoir désormais, auprès de lui, un directeur de conscience qui savait apaiser ses scrupules et lui démontrer que les annexions, qui sont le fruit de la guerre, sont aussi des «conquêtes morales, » un ministre habile à embrouiller les questions, à saisir les occasions ou à les faire naître. Et c’est ainsi que du simple programme des premiers jours du règne sortait bientôt une série de conflits noués et préparés avec un art puissant : la petite guerre contre le Danemark, qui n’était qu’une sorte d’essai de « l’instrument perfectionné » — La guerre plus décisive avec l’Autriche, qui assurait aux Hohenzollern la domination de l’Allemagne, — la guerre avec la France, qui donnait à la Prusse la suprématie en Europe. M. de Bismarck jouait cette redoutable partie, allant d’un adversaire à l’autre, redoublant d’audace à mesure que la lutte grandissait, profitant de ses premières victoires de 1870 pour intimider toutes les politiques et rester en tête-à-tête avec la France, — jusqu’au jour où, dans la galerie des Glaces, à Versailles, son souverain était proclamé chef de l’empire allemand reconstitué! Il avait fallu six années à peine pour la réalisation de cette œuvre à laquelle reste attaché le nom du vieil empereur qui vient de s’éteindre !

Comment a-t-elle pu s’accomplir, cette œuvre prodigieuse, dont la mort de l’empereur Guillaume ravive les souvenirs? On peut dire sans doute que ces succès sont dus surtout aux faiblesses et aux fautes de ceux que les chefs prussiens ont rencontrés devant eux. On peut dire encore, si l’on veut, qu’il s’est trouvé fort à propos à Berlin un serviteur puissant du prince, un homme qui a su conduire les affaires de la Prusse et de l’Allemagne avec une singulière force d’esprit et de volonté. La vérité est que rien de ce qui s’est accompli n’aurait été vraisemblablement possible sans cet empereur qu’on vient d’ensevelir