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de parler et de s’entendre ! je ne dis pas: de s’écouter. Il croit à sa parole par reconnaissance, pour le plaisir qu’elle lui donne ; il y croit aussi pour pouvoir continuer. Et nous, ses auditeurs, nous y croyons de même, par les mêmes raisons. Il n’est pas ennemi de sa joie au point d’examiner sa conscience et de se demander s’il n’est pas naïf ou menteur: il faudrait, pour cela, s’arrêter. Et nous, pareillement, nous nous gardons de l’interpeller : ce serait l’interrompre. Il va, et nous le suivons. — Il conte les forfaits, la flétrissure et le supplice de Milady : l’aimable montreur d’horribles choses!.. Naguère, chez Pétrus Borel, n’est-ce pas lui qui buvait de la crème dans un crâne d’homme ? — Il conte les secrets desseins de Richelieu... N’a-t-il pas déclaré à Louis-Philippe: « Sire, il y a longtemps que j’ai écrit et imprimé que, chez moi, l’homme littéraire n’était que la préface de l’homme politique?..» — Il conte l’amitié d’Anne d’Autriche et de M Bonacieux... Est-ce que, dans le Constitutionnel, sur la foi d’une somnambule, il ne va pas annoncer la restauration d’Henri V et son mariage avec la fille d’un menuisier?.. — Il conte l’intervention d’un mousquetaire dans les affaires de deux royaumes... Mais lui-même, avec Garibaldi, ne doit-il pas conquérir les Deux-Siciles? Fiction et vérité se mêlent dans ses récits comme dans sa vie; l’une et l’autre ne sont que des alimens pour la flamme inextinguible de sa verve.

Ahl le rude compagnon! Il n’est embarrassé, quand la mode les lui jette, ni d’un sujet de drame patibulaire, ni d’un sujet de drame historique, ni d’un sujet de drame de cape et d’épée. Il ne se laisse ni attrister par le premier, ni appesantir par le second, ni dissiper par le troisième. Et il ne se moque d’aucun des trois; mais il les gouverne en se jouant. Il leur communique sans effort, comme à tout ce qu’il touche, sa joie de vivre: et voilà autant d’organismes lies à sa personne et qui obéissent à son impulsion. — Dans le fleuve débordé, une avalanche pareille à la ruine d’un monde a été précipitée brutalement : elle a roulé de loin, de pays étrangers, à moins qu’elle ne soit tombée du ciel... Blocs de forme bizarre et de substance inconnue, débris de palais, tourbillons de sable, — un chaos! Cette masse va barrer le fleuve et le boire... N’ayez crainte : il est le plus fort. Il soulève toute cette matière, il l’entraîne, il la façonne, il la pénètre : et voilà que ces îlots flottans, pétris de ces eaux généreuses, commencent de vivre et de verdoyer. Le fleuve est si large qu’il n’est guère profond: cette végétation improvisée, à peine si elle a des racines; disons mieux, elle est toute en fleurs ! Et c’est un spectacle amusant que cette nappe limpide et agile qui porte avec bonne grâce et fait avancer d’un seul mouvement ce merveilleux archipel. Chaque partie de ce monde voyageur a sa forme, et toutes ensemble offrent une figure; chacune a sa flore, ou plus sombre ou plus riante, et cette bigarrure est harmonieuse : partout se reconnaît la même sève, partout