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et qu’il n’en sorte qu’à mon retour... — Qu’à votre retour!.. gémit l’infortuné Et quand revenez-vous? — Je n’en sais rien ! »

Ai-je donné une idée de l’énormité, de la diversité de ce drame? D’Artagnan lui-même en est presque effrayé; il s’arrête, un moment, reprend haleine et s’écrie : « Eh bien! je déclare que celui qui verra clair dans tout ce qui m’arrive aura de bons yeux : Aramis, la reine, le duc de Buckingham, le cardinal, Mme Bonacieux... Comment diable tous ces gens-là sont-ils mêlés ensemble ?» Il le demande, lui, d’Artagnan, qui circule dans toutes les parties de l’ouvrage et met en relation un ressort de la machine avec l’autre! Ayant fait grâce de la vie, sur le terrain, à lord de Winter, le beau-frère de Milady, il n’a pas perdu de temps pour serrer de près la belle-sœur et découvrir galamment la fleur de lis marquée sur son épaule; elle veut se venger de l’indiscrétion, elle propose un pacte au cardinal : « Troc pour troc, existence pour existence, homme pour homme; donnez-moi d’Artagnan, je vous donne Buckingham… » Ce n’est pas plus compliqué que cela, non, sans doute; c’est déjà de quoi exercer un assez bon esprit! A l’auberge du Colombier rouge, lorsque le mystérieux Athos succède au cardinal dans la chambre où Milady donne ses rendez-vous politiques (Athos, de son vrai nom, le vicomte de La Fère!), je conçois la perplexité d’Aramis, qui, de l’étage intérieur, écoute la conversation par le tuyau du poêle : « Que diable cette femme peut-elle être à Athos? » Et je ne m’étonne pas que Porthos, moins subtil et plus décidé dans ses conjectures, réponde bravement : « Je crois que c’est sa tante! »

Cette abracadabrante histoire de Milady, à ne la connaître que par l’analyse, on peut supposer que l’auteur, en la mettant sur la scène, y croit tout de bon ou qu’il n’y croit pas; dans le premier cas, on peut craindre qu’il ne s’assombrisse et ne devienne furieux, et que son œuvre ne soit pénible comme les vociférations d’un loup-garou; dans le second, il ne sera qu’un mystificateur assez déplaisant, et son œuvre une mauvaise farce. De même, selon qu’il sera sincère ou non, le narrateur de l’expédition de M. d’Artagnan suscite par une gentille épicière contre la politique de Richelieu et pour le salut d’Anne d’Autriche, — ce narrateur risquera d’être un niais fastidieux ou un insupportable hâbleur. Enfin, il n’est pas jusqu’à l’historiographe des prouesses et des facéties de MM. les mousquetaires qui ne soit exposé au reproche d’enfantillage ou bien à celui de rodomontade littéraire et de turlupinade... Voilà une série de doubles écueils où se perdraient une demi-douzaine d’écrivains. Mais, Dieu merci, nous n’avons affaire qu’à un seul, qui passe avec une facilité admirable entre tous ces dangers. Il a juste la bonne foi que donne la bonne humeur, ni plus ni moins; et c’est précisément, dans la traversée qu’il fait, cette loi-là qui le sauve ! Naturellement conteur, il est si aise