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d’âne, assez de piloris pour un pareil faquin… Ce qu’il y a d’affreux, c’est que le monstre a un parti en France… » — Il ne manquait que les remontrances sur l’engouement anglais, pour faire pendant à celles que nous entendons sur « l’engouement russe. » Je me sers de l’expression adoptée, sans la bien comprendre, car elle signifie en bon français l’engouement des Russes pour quelque chose.

Encore une fois, si je rappelle quelques exemples de la routine qui a toujours résisté aux œuvres nouvelles, ce n’est point que je prétende égaler la Puissance des Ténèbres aux modèles consacrés par l’admiration universelle. Il faut résumer ici l’opinion qu’on peut s’en former. Je la cherche de bonne foi, comme j’ai toujours fait en entretenant nos lecteurs des livres que la Russie nous envoie. Quand, il y a neuf ans, la Revue leur parla pour la première fois de Guerre et Paix, quand elle y revint avec plus de détails il y a quatre ans, en annonçant la première édition du roman imprimée en France, je n’hésitai pas dans mon admiration pour cette œuvre de génie, je ne craignis pas de risquer le mot. Je continue à penser que, si notre siècle a produit des livres aussi beaux, il n’en a pas donné de supérieurs. La Puissance des Ténèbres commande plus de réserve dans l’adhésion. La griffe du génie s’y retrouve, l’homme qui la possède la met partout ; mais comme son esprit n’a plus l’équilibre des années anciennes, comme il aborde, avec des préoccupations systématiques, un genre littéraire auquel il n’était point préparé, son drame est une tentative curieuse, non une création achevée. L’appropriation de ce drame à des besoins très particuliers, le choix d’une langue spéciale qui est une notation plus qu’un style, la tension formidable de l’idée directrice et la monotonie qu’elle engendre, tout cela n’est point pour établir une œuvre sur les larges sommets de l’art, accessibles aux hommes de toutes les conditions et de tous les temps. Il n’en fallait pas moins protester contre des accusations de banalité et de réalisme vulgaire que Tolstoï ne méritera jamais. La pensée actuelle de l’apôtre de Toula est trouble, bizarre, parfois très naïve ; elle est toujours singulière, forte et élevée. On peut dire les mêmes choses de la forme qu’il donne à sa pensée. Je crois que nous avons intérêt à étudier avec précaution l’une et l’autre, dans cette période transitoire où nous attendons ; non point, comme le voudrait l’enthousiasme servile de quelques-uns, pour aller calquer sur cette esquisse des pastiches où l’on ne retrouverait que l’étrange et le grossier, sans la sincérité ; non point pour demander à cet initiateur une révélation nouvelle du métier théâtral, car c’est nous qui pouvons apprendre