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par l’expiation. La morale de Tolstoï, comme celle de la plupart des écrivains russes, pourrait se résumer dans ces deux mots adorables d’Eschyle : πάθος ἀνθεῖ, la souffrance fleurit.

Je ne fais qu’indiquer l’analogie : libre à chacun de la vérifier en y ajoutant des traits plus détaillés. J’en voudrais tirer la conclusion. Le théâtre conçu de la sorte répond à des besoin nouveaux dans l’élite des jeunes générations. Je ne parle pas de leur fameuse chimère, la vérité de la vie sur la scène ; laissons-les poursuivre ce mirage irréalisable au pays de la fiction et de la convention. La vérité peut tout au plus se rencontrer au théâtre dans la peinture des caractères et dans le langage ; encore faut-il aviver l’une et forcer l’autre, pour les exigences de l’optique, de l’acoustique. Écartons un mot trop ambitieux ; contentons-nous de la simplicité, de cette magistrale simplicité qui nous avait émerveillés dans les romans de Tolstoï, qui se retrouve dans son drame. C’est elle qu’applaudissaient l’autre soir ceux qui ne cherchaient ou ne croyaient chercher qu’une impression d’esthétique. Mais je suis persuadé que, si la majorité du public a été saisie, c’est qu’elle apercevait, plus ou moins confusément, les grandes évocations morales suscitées devant nous. Le public est si singulier, si changeant! Les individus qui le composent vont au spectacle pour s’amuser, pour s’émouvoir d’une aventure quelconque ; cependant, ils portent là comme partout les problèmes qui dorment au fond de leur cerveau, sous les mille distractions de la vie ; que le poète touche à ces problèmes, qu’il fasse intervenir subitement le grand, l’unique drame, celui de la destinée humaine, et chacun rentre en soi, oubliant l’action secondaire qui l’intéressait ; chacun sent qu’à ce moment la vraie tragédie commence et le prend aux entrailles, la tragédie où il est acteur et victime. Les Grecs la comprenaient ainsi. Leur théâtre ne peut plus s’accommoder à nos habitudes : il suppose la connaissance préalable de la fable mythologique, et les chœurs suffiraient pour nous dérouter en faisant languir l’action ; n’étaient ces difficultés de forme, j’imagine que ce théâtre retrouverait aujourd’hui un regain de succès. Qui sait même si un directeur audacieux se tromperait en montant le Prométhée enchaîné, avec de la musique d’harmonie et toutes les ressources des machines actuelles? Il ferait, en tout cas, plusieurs chambrées d’honnêtes gens. Ce seraient les mêmes qui accourraient à la Puissance des Ténèbres, tous ces jeunes lettrés travaillés des besoins nouveaux que je cherche à définir. Mais ceci touche à une question de littérature générale, où la question du théâtre est englobée.

Cette génération a de bonne heure le tour d’esprit philosophique. Elle est entrée dans le monde pour penser et vivre à un moment où