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douleur ne dispose que d’un nombre limité de combinaisons, toutes observées et reproduites au théâtre par ces étranges patiens qui prennent plaisir à se mirer dans leurs souffrances. Il est trop aisé à réfuter, cet éternel reproche du « déjà fait, » du « déjà vu. » Il y a au bas mot, dans les églises et les musées d’Europe, mille Descentes de croix, qui toutes reproduisent le même sujet, avec les mêmes personnages, les mêmes attitudes. Il y en a quelques-unes signées Rembrandt, Rubens, Tintoret, Titien, Ce sont les seules qui comptent. Par quoi diffèrent-elles des autres? Par un trait de physionomie, un accent de vie, souvent par un éclairage. Si cet éclairage se rencontre dans les tableaux de Tolstoï, la vieille fable en est toute neuve.

Entend-on par mélodrame une forme grossière de terreur, où l’art n’a rien à voir, parce que l’horrible est poussé trop loin? Mais qui se chargera de marquer les limites de l’horrible permis ? Laissons de côté tout le drame romantique; il nous offrirait vingt exemples de monstruosités qui font pâlir celles du Russe. Prenons le théâtre réputé classique, et dans ce théâtre l’époque la plus délicate, la plus timorée sur le chapitre des convenances scéniques. Voici la Sémiramis de Voltaire: que dites-vous de Ninias sortant les mains sanglantes, les cheveux hérissés, du tombeau de son père où il vient d’égorger sa mère ? Pourquoi le tolérons-nous ? Est-ce parce que le génie a manqué au poète pour inspirer une réelle épouvante? Alors, c’est lui faire un mérite de la non-réussite. Rappelez-vous maintenant la même situation chez un véritable tragique, dans l’Orestie, où Voltaire l’a empruntée : Oreste, poursuivant l’épée à la main sa mère Clytemnestre, sur le cadavre d’Egisthe... Et ce n’est là qu’une des douceurs de ce long cauchemar, où tout le théâtre antique a puisé ses inspirations. On connaît les autres, « ces enfans assis dans le palais, tenant dans leurs mains leur chair, leurs entrailles, leurs cœurs, mets effroyable, dont le père a goûté... » L’habitude a émoussé pour nous ces horreurs. Que l’imagination essaie d’en restituer l’effet sur le premier auditoire qui les a subies, toutes neuves et toutes vives. On conviendra que le dossier de la famille Piotre lui eût paru anodin, après celui de la famille des Atrides. — Mais, dira-t-on, il s’agissait là de rois et de princes, reculés dans le temps, fort au-dessus du public par leur condition : ce double éloignement estompait les brutalités. — Il s’agit ici pour nous de paysans des confins asiatiques, fort au-dessous de notre public par leur condition : l’effet d’éloignement est le même pour d’autres causes. D’ailleurs, les sentimens et le degré de civilisation diffèrent-ils beaucoup entre le-véritable Agamemnon, ce pasteur primitif, et le laboureur Akim?

Ne cherchons pas de mauvaises excuses pour le cruel et divin