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comme des pantins, mus par ces ressorts formidables, serfs inconsciens d’une volonté supérieure. L’accessoire du spectacle était irréprochable. On voyait pour la première fois, sur une scène française, un décor et des costumes empruntés aux habitudes quotidiennes de la vie russe, sans enjolivemens d’opéra comique, sans ce goût du clinquant et du faux qui semble inhérent à l’atmosphère du théâtre.

Quant aux traducteurs, ils avaient fait de leur mieux. J’ai assez dit pourquoi aucune version de la Puissance des Ténèbres ne peut être satisfaisante. J’en ai reçu plusieurs : je ne voudrais pas comparer leurs mérites; je sens là-dessous des questions commerciales déplaisantes à toucher. Celle de MM. Pavlovsky et Méténier a de la force, de la précision ; on pourra s’en contenter, quand ils lui auront fait subir quelques retouches. Passe pour les gros mots d’un usage général, malgré tout ce qu’il y a de faux dans l’illusion de vérité qu’on leur demande. Mais les dissonances d’argot faubourien, ces moujiks qui se traitent de « chameau, » de « crampon, » de « traînée, » qui parlent de leurs yeux « pochés au beurre noir,» de « potins, » de « toupet, » et cela un instant après qu’ils se sont appelés « mon aigle, mon pigeon, ma petite fraise ! » Il faudrait s’en tenir à un système de transcription unique, opter pour la couleur russe ou pour la couleur française. On pourrait employer le vocabulaire de nos paysans, mais à la condition de l’aller prendre plus loin que Saint-Mandé, de le ramener autant que possible, pour les parties risquées, aux plus vieux mots de la langue. La perspective du temps équivaut dans une certaine mesure à celle de l’espace : elle éteint et harmonise les tons trop crus. Si l’on admet cette équivalence, et je crois qu’elle s’impose, le mieux serait peut-être de traduire tout simplement en honnête français classique, comme nous le faisons pour les violences des œuvres anciennes, pour Plante ou Aristophane. Mais faites donc accepter cette convention à des gens persuadés qu’ils peuvent étreindre l’insaisissable ! Vous ne les convaincrez pas qu’ils ont seulement le choix entre divers modes de transposition. De quelque façon qu’on résolve le problème, tout est préférable au néo-poissard. Ce public si attentif a souffert et regimbé, chaque fois qu’on lui faisait avaler un de ces crapauds.

C’est aussi l’avis général qu’on a commis une erreur en ne jouant pas la variante proposée par Tolstoï pour la terrible scène du quatrième acte. On nous a montré le meurtre et l’enterrement du nouveau-né dans la cave, avec une longue insistance sur « les os qui craquent, » avec l’attirail obligé, petit mannequin, bêche, lanterne sourde. C’est le seul point par où le drame rappelle trop les effets