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Le mot plonge ses racines dans les anciens mythes orientaux, où l’idée de la nuit et l’idée du mal étaient inséparables. Faites donc passer ces grandes synthèses primitives, avec toute leur indétermination, dans nos petits signes, aux sens restreints par la division croissante de nos idées !

La traduction est surtout perfide pour les termes grossiers, les injures qu’échangent les paysans du drame. Vous n’en rendrez jamais l’accent vrai. Il y a là un monde de nuances infinies, plus faciles à sentir qu’à exprimer. Dans la même langue, tel mot fait sourire si on l’entend au village et révolte si on le répète dans un salon; tel autre est plaisant dans la bouche d’un enfant, dégoûtant ou obscène sur les lèvres d’un homme fait. Dès que vous changez de langue, c’est-à-dire de mœurs et d’état social, les interprétations de l’injure, de la grossièreté, sont purement arbitraires. Ce qui était là-bas simplicité de nature, archaïsme d’expression, devient vulgarité ou raffinement d’argot dans un milieu plus cultivé. C’est comme le vêtement du corps : le haillon d’un pâtre turc est pittoresque, noble, « prix de Rome; » la loque d’un rôdeur de barrière est répugnante, parce qu’elle crie la déchéance de ce civilisé. Dans l’Iliade, Mars traite Minerve de « chienne, » Junon renvoie à Vénus cette épithète et bien d’autres. Les gens simples et religieux à qui l’on chanta d’abord ces poèmes n’y trouvaient pas matière à plaisanterie ou à scandale ; les modernes qui lisent une traduction d’Homère ont besoin d’un effort de réflexion pour réformer leur impression première ; si vous mettiez la querelle des dieux au théâtre, qui ne laisse pas le temps de la réflexion et qui agit plus vivement sur une foule, vous obtiendriez une scène d’opérette-bouffe, et dans l’effet de rire qu’elle provoquerait, il ne resterait rien de l’intention du vieil aède.

Ainsi pour ces homérides qui nous viennent de Russie. En présence de mœurs étrangères, le rire à contre-temps est le plus sûr indice de nos méprises, et il est inévitable. L’autre soir, un public très intelligent, un public d’initiés, a gardé son sérieux pendant les deux premiers actes. Une salle moins bien préparée eût souri dès le premier, à certains idiotismes. Au troisième acte, quand l’ivrogne est apparu, on n’a pu se retenir de rire. C’est que l’ivrognerie est le plus souvent pour nous un vice drôle dans ses manifestations, tandis qu’elle est là-bas un vice triste. J’ai entendu des enthousiastes vanter le génie de Tolstoï, qui sait balancer si habilement les effets comiques et les tragiques. Je puis leur affirmer, sans crainte d’être contredit par les Russes, qu’il n’y a pas dans tout le drame une intention comique, ni qui parût telle à l’auditoire dans un faubourg de Moscou. Le seul effet cherché par l’auteur,