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à l’aveu. Je néglige quelques méfaits accessoires qui viennent grossir cette série de crimes, logiquement engendrés les uns par les autres. Leur succession régulière, la chute lente des coupables dans les ténèbres du mal, telles sont les seules péripéties de la pièce.

Si Tolstoï nous voyait extraire de sa Moralité un plaisir raffiné de l’intelligence, une conception particulière de la rhétorique théâtrale, il sourirait; oh! sans doute, comme pouvait sourire Corneille pénitent, quand on louait devant lui sa traduction poétique de l’Imitation; comme devaient sourire les grands avocats convertis, M. Le Maître ou M. Arnauld, quand on vantait l’éloquence de leurs oraisons. La vanité de l’auteur meurt-elle jamais? Cependant, il est certain qu’en écrivant son drame, Tolstoï n’a pas cherché à faire une œuvre scénique, une œuvre d’art pur; il a fait ou cru faire un acte moral. Je ne sais même s’il a pensé d’abord à la possibilité d’aborder la scène, les paysans pour qui ce drame est composé n’en ayant pas.

Imprimée dans une plaquette à bas prix, la Puissance des Ténèbres fit fureur; elle provoqua des admirations et des dénigremens passionnés. On en vendit 60,000 exemplaires, jusqu’au jour où la censure crut devoir l’interdire. Le monde littéraire de Pétersbourg ne se résigne pas à la désertion de son plus illustre écrivain; il continue de chercher dans l’apôtre l’artiste que cet apôtre ne veut plus être. Ce monde fit alors ce que nous faisons aujourd’hui: il ne pensa qu’à utiliser pour son plaisir l’œuvre conçue dans un tout autre dessein. Un vif débat naquit : pouvait-on mettre à la scène la Puissance des Ténèbres? Un instant, ce débat parut tranché par la volonté du tsar, le seul Russe des hautes classes, soit dit en passant, qui pût comprendre la tentative de Tolstoï comme l’auteur lui-même la comprenait, avec la même simplicité, la même insouciance de l’effet artistique. On décida d’exhiber Nikita au peuple, avec le sentiment des anciens qui montraient à leurs enfans l’ilote ivre. D’autres influences prévalurent et changèrent ce premier mouvement. La représentation fut prohibée. Les lettrés, jugeant à leur point de vue, ne regrettèrent pas cette prohibition. La plupart estimaient que le drame, poignant à la lecture, ne supporterait pas le jour de la rampe.

Ainsi, dans le pays d’origine, le public « éclairé » tenait la pièce pour injouable. Dieu sait pourtant si le théâtre russe abonde en situations brutales que le nôtre ne tolérerait pas! Que serait-ce donc, pensai-je, le jour où cette paysannerie, métamorphosée par des transpositions fabuleuses, passerait dans notre langue, dans la voix et les gestes d’acteurs parisiens, dans les oreilles d’un public