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Le 10 octobre, il annonce de Villeneuve-sur-Yonne au « cher Corbeau » son départ pour Fervaques, et lui donne rendez-vous pour le 20. Il quitte en effet Joubert, lui laissant Mme de Chateaubriand.

Qu’avait-il dans la tête à ce moment-là ? Il fut à ce point maussade, durant son séjour, qu’un soir, en revenant d’une promenade en calèche, où il avait à peine ouvert la bouche, Mme de Custine, désespérée, croyant qu’elle était abandonnée, à la vue d’un fusil avec lequel il avait chassé le matin, fut saisie d’un mouvement de joie et de fureur, dit Chênedollé, et fut près de s’envoyer une balle en plein cœur.

Chateaubriand retournait quelques jours après en Bourgogne, où une douleur inattendue venait le saisir. Mme de Caud mourait dans l’isolement et la pauvreté, le 9 novembre, à Paris. Seul, le vieux Saint-Germain, le domestique de Pauline, avait suivi le cercueil de Lucile. Désormais René n’avait plus personne pour lui parler de sa jeunesse ; l’inspiratrice de son génie, celle avec qui il allait dans les bois de Combourg, pendant les nuits d’octobre, entendre le bruit du vent, l’enfant maladive et mélancolique, au toquet d’étoffe noire, au long cou soutenu par un collier de fer garni de velours brun, n’avait même pas un tombeau à elle[1]. Elle avait été jetée dans la fosse commune. Son frère ne fut pas seul à la pleurer. Chênedollé, pendant trois mois, passa des jours entiers à bêcher la terre. Ce n’était qu’en fatiguant son corps qu’il rendait un peu de repos à son imagination malade.


IV.

L’empire, cependant, venait d’être constitué. Eloigné du monde officiel, Chateaubriand s’était confiné dans un petit appartement, au second étage, rue de Miroménil. Sous le charme poétique de la conception des Martyrs, il ébauchait, dans son cerveau hanté de rêves, les images de Velléda et de Cymodocée ; mais le travail ne pouvait que difficilement dissiper les tristesses et calmer les inquiétudes vagues dont il était sans cesse tourmenté. Il allait et venait de Fervaques à Villeneuve. Dans les années 1804 et 1805, il passa de longues semaines chez Joubert ; il travaillait et s’apaisait sous l’influence bienfaisante de cette haute et délicate conscience. Joubert lui conseillait de donner au bien les plus beaux noms, et au mal lui-même les plus adoucis, toutes les fois qu’on voulait apprécier les traitemens que nous ont faits les hommes ; et il lui rappelait

  1. Voyez lettre à Guéneau de Mussy, janvier 1804.