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voyage ! Il fallait embarquer dans la voiture Astolphe de Custine, enfant, Berstecher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne parlant qu’allemand, Jenny, la femme de chambre, et Trim, chien fameux qui mangeait les provisions de la route. J’ai vu celle qui affronta l’échafaud du plus grand courage, je l’ai vue plus blanche qu’une Parque, vêtue de noir, la taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu’elle quittait Sécherons, près Genève, pour expirer à Bex, à l’entrée du Valais.

« J’ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues solitaires de Lausanne, pour aller prendre sa place éternelle à Fervaques. »

C’est tout, et c’est bien peu pour dire la vie et la mort d’une femme qui l’a aimé pendant plus de vingt ans.

Chateaubriand, à la suite de la page que nous venons de citer, raconte qu’il avait lu sur un coin de la cheminée du château ces méchantes rimes attribuées à l’amant de Gabrielle :


La dame de Fervaques
Mérite de vives attaques.


Il semble que, par l’ardeur de son caprice, il eût voulu donner raison au Béarnais. Mais n’oublions pas quel était l’homme. Mme de Custine connaissait-elle cette nature de René, qui faisait une séduction même de ses ennuis et de son désespoir ? Savait-elle qu’il avait écrit : « Il y a dans le succès de l’amour un degré de félicité qui me faisait désirer la mort ? » Elle devait trop vite apprendre aux dépens de son repos ce que ses caresses d’accent, ses effusions brûlantes de conversation, cachaient de troubles et de tourmens.

Ses lettres et billets à Mme de Custine, conservés par elle, ne portent point de date. Elle les a classés sous le chiffre 1803, et chacune de ces reliques est numérotée de sa main. C’est en avril et mai, dans l’intervalle entre la nomination de Chateaubriand et son départ pour l’Italie, que cette correspondance amoureuse commence et prend fin. Nous la reproduisons dans l’ordre qui lui avait été assigné par celle qui l’avait religieusement gardée :


« N° I. — Je serai chez vous demain à deux heures ; n’oubliez pas votre promesse pour lundi. Comment haïrai-je l’avenir, puisqu’il me ramènera près de vous ?

« N° II. — Jugez de ma peine ; je ne pourrai pas vous recevoir aujourd’hui. Ne serez-vous pas trop fâchée de me voir chez vous à