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Pendant quatre-vingts ans, on s’était accordé sur l’interprétation de notre loi civile. « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, dit l’article 1382 du code français, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » On avait cru sans hésitation que cette disposition concernait même les rapports des patrons et des ouvriers. Les mots « à autrui » paraissaient avoir une portée très générale : autrui, pensait-on, c’est n’importe quel autre homme. Les ouvriers de l’agriculture ou de l’industrie, malgré leur qualité de « contractans, » sont assurément autrui pour les patrons et les entrepreneurs. Donc lorsque « l’employé » aura été blessé dans l’accomplissement de son travail, il devra, pour obtenir une indemnité, prouver que l’accident est arrivé par la faute de « l’employeur. » Cette faute était tout simplement la faute ordinaire, issue d’une imprudence, d’une négligence ou d’une infraction aux règlemens. On a créé fort inutilement, pour la qualifier, un néologisme barbare : on la nomme, depuis quelques années, la faute « délictuelle. »

Le jurisconsulte belge dont j’ai déjà parlé, M. Sainctelette, a lancé tout à coup, en 1884, une idée nouvelle. L’idée a fait son chemin et conquis, en France, d’imposans suffrages : par exemple, ceux de MM. Labbé, Glasson, professeurs à la Faculté de droit de Paris, Marc Sauzet, professeur à la faculté de Lyon. On avait jusqu’ici, d’après ces jurisconsultes, mal compris le code civil. Autrui, dans l’article 1382, c’est le tiers, l’étranger, le passant, l’inconnu, le voisin à qui vous n’êtes lié par aucun contrat, mais non pas la personne avec laquelle vous avez contracté directement. Le contrat de louage de services fait naître des droits et des obligations au profit et à la charge de chaque partie : l’ouvrier s’oblige à fournir le travail promis et, si une chose lui a été remise pour la façonner, à la préserver de tout dommage ; le patron s’oblige à payer le salaire et à préserver, par toutes les mesures nécessaires, la vie ou la santé des ouvriers, spécialement à leur livrer des outils, des machines, des instrumens en bon état. Sa responsabilité n’est qu’un corollaire de ces obligations ; elle est purement contractuelle.

Le délictuel et le contractuel ont ainsi leurs champions, qui descendent tour à tour dans la lice et se portent des coups terribles. « Qu’ils s’accordent entre eux ou se gourment, » qu’importe? dira peut-être le grand public. Toutefois, ce ne sont pas là seulement des disputes de mots et des jeux d’école. On va s’en convaincre.

Il est vrai que les partisans du contractuel ne s’accordent pas eux-mêmes. On trouve dans leurs rangs quelques dissidens qui restreignent la portée du nouveau principe. Tandis que, d’après l’article 1382 du code civil interprété par la jurisprudence française,