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1844 s’étaient écoulés paisiblement, le maréchal Bugeaud avait profité de cette accalmie pour régler méthodiquement l’administration des indigènes. Ses idées à cet égard ont été recueillies par le général Rivet, l’un de ses anciens aides-de-camp.

Le maréchal, d’après ce témoin considérable, confident du grand chef, pensait qu’on ne pouvait pas imposer à un peuple conquis un système quelconque de gouvernement, fût-il plus moral, plus paternel, plus parfait que celui sous lequel il avait précédemment vécu. Il croyait qu’il fallait tenir un grand compte des traditions, des habitudes, en un mot du génie des races. Aussi songea-t-il à se servir des rouages qui fonctionnaient antérieurement, sauf amélioration. Il avait à choisir entre deux systèmes, celui des Turcs, celui d’Abd-el-Kader. Le système turc était abhorré des indigènes, non-seulement à cause de son arbitraire, mais surtout à cause de l’inégalité des charges, et notamment des privilèges accordés aux tribus maghzen sur les tribus rayas.

Tout autre était le système d’Abd-el-Kader. Son premier soin avait été de proclamer l’égalité générale, de faire taire, au nom de la religion, les vieilles rancunes, afin de constituer, s’il était possible, une forte unité nationale sous une hiérarchie de pouvoirs nettement définis. Au sommet, lui, l’émir, le sultan; au second rang, les khalifas, au-dessous des khalifas, les aghas; sous les aghas, les kaïds à la tête de chaque tribu. Un cadi supérieur, par aghalik, surveillait les cadis subalternes et maintenait la bonne administration de la justice. Ce fut ce système que le maréchal Bugeaud entreprit d’accommoder avec la domination française.

« Changer les hommes, dit le général Rivet, sans toucher aux institutions fondamentales; faire succéder, sans secousse, notre autorité à l’autorité déchue ; supprimer par des réformes successives les abus inséparables de tout gouvernement absolu ; moraliser les nouveaux chefs indigènes par l’exemple de notre probité politique et administrative ; conquérir peu à peu l’affection des administrés en leur faisant entrevoir constamment, dans les commandans français détenteurs de l’autorité supérieure à l’égard des chefs indigènes, un recours contre l’injustice et l’arbitraire de ceux-ci, tel fut le but que le gouverneur-général se proposa d’atteindre. »

Le difficile était de faire de bons choix parmi les grands chefs ; Abd-el-Kader, avec une admirable sûreté de coup d’œil, en avait pris l’élite ; on fut donc obligé de s’adresser à des hommes du second ordre, à qui furent conférées les fonctions de kaïd et d’agha; quant aux khalifas qui avaient été nommés d’abord, c’étaient de trop gros personnages, souvent embarrassans, comme ce Mohammed-ben-Abdallah,