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mais si brillant, si varié, si harmonieusement assorti à ses sujets, qui ont fait de lui, en dehors de ses autres mérites poétiques, l’homme qui a le mieux écrit en vers qu’il y ait eu en Angleterre depuis l’auteur de la Boucle de cheveux enlevée. Chez nous, enfin, notre pauvre Alfred de Musset l’avait lu, et probablement l’aimait, car je rencontre la trace de Pope en plus d’une de ses pages, notamment dans la prière de l’Espoir en Dieu, dont la première strophe est une adaptation de la Prière universelle, qui fait suite à l’Essai sur l’homme.

Un dernier mot. Pope fut un grand talent, mais il y a plus et mieux que cela chez lui, et cette qualification ne nous suffit pas. Faut-il dire alors qu’il fut un homme de génie? Aujourd’hui que nous jugeons le génie à l’énormité de l’effort qu’a dû coûter l’œuvre accomplie, je crains qu’il n’y ait chez Pope trop peu de fracas et de violences pour lui mériter ce titre auprès de plus d’un contemporain. Mais ce que l’on appelle génie dans les choses littéraires varie singulièrement selon les siècles, les nations, les états de civilisation; il n’y a jamais eu réellement rien de fixe à cet égard. Certaines époques l’ont placé dans la force et l’énergie, et ces époques-là n’ont pas eu tort; d’autres l’ont placé dans la facilité, la simplicité, l’aisance à porter ses dons, et celles-là ont encore eu plus raison. Il en est vraiment du génie comme de la divinité, dont la conception varie d’âge en âge, mais qui est autant la divinité sous la forme qu’elle vient de quitter que sous celle qu’elle va revêtir. À ce propos, la Bible nous présente un curieux rapprochement. Lorsque Dieu parlait à Moïse, c’était au sommet du Sinaï, au milieu d’éclairs et de tonnerres, et nous comprenons aisément que ce cortège de terreurs convenait à sa majesté. Or, plusieurs siècles plus tard, Élie le solitaire, qui cependant faisait tomber le tonnerre sur les autels des infidèles, eut de Dieu même la révélation que cet appareil formidable ne lui était pas nécessairement associé. Sur sa montagne d’Horeb, où il s’était placé par ordre du Seigneur pour attendre son passage, il s’éleva un vent furieux, et l’esprit de Dieu n’était pas dans ce vent ; puis la montagne trembla dans sa base, et l’esprit de Dieu n’était pas dans ce tremblement; puis il s’alluma un feu où il n’était pas davantage; enfin, un petit vent doux vint à souffler, et Dieu était dans ce petit vent, eh bien ! le génie de Pope, c’est en toute vérité ce petit vent d’Élie.


EMILE MONTEGUT.