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fortes, sont à la merci des moindres incidens, une intempérie de saison, une mauvaise digestion, un accès de fièvre, le froncement de sourcil d’un puissant, la grimace d’une maîtresse. De tout cela, il résulte que nos actions sont toujours obscures dans le bien comme dans le mal. « Nos actions ne montrent pas toujours l’homme : qui fait acte de bienveillance n’est pas nécessairement bienveillant; peut-être la prospérité a-t-elle pacifié son cœur, peut-être le vent souffle-t-il justement de l’est : qui cherche la retraite n’est pas nécessairement humble, l’orgueil guide ses pas et l’avertit d’éviter les grands : qui combat bravement n’est pas nécessairement brave, il craint la mort à domicile comme le plus vil esclave : qui raisonne sagement n’est pas nécessairement sage, il met son orgueil à bien raisonner et non à bien agir. » Le moraliste classique répond à Pope que ces variations et métamorphoses n’atteignent pas l’homme en soi, qui leur reste supérieur, et n’atteignent que les individus; à quoi Pope réplique à son tour qu’il n’a d’autre manière d’atteindre cet homme général que les individus, et cette réplique suffit pour cous apprendre à quelle nation appartient Pope, et que la méthode à laquelle obéit instinctivement son esprit est aussi éloignée de la logique classique que Bacon peut l’être de Descartes ou de Pascal.

A moins de s’arrêter dans le scepticisme universel, Pope sent bien cependant qu’il doit y avoir malgré tout une unité dans ce chaos apparent, et il s’applique ingénieusement à chercher la loi qui réconcilie ces contradictions et rend compte de ces métamorphoses. Il résout la difficulté par sa théorie de la passion maîtresse, car c’est lui qui est l’inventeur de cette théorie, qui, transportée des passions aux facultés de l’esprit, a fait depuis, sous la plume de M. Taine, une si belle et si méritée fortune, et produit des conséquences dont le poète était loin de se douter. Il y a dans tout homme une passion principale qui, pareille à la verge d’Aaron, laquelle dévora, comme on sait, toutes les verges des magiciens d’Egypte, s’engraisse et se fortifie de toutes les autres, après s’en être fait servir comme un conquérant par ses soldats, un architecte par des maçons, un musicien par des exécutans. Comme nous portons, en venant au monde, notre principe de mort, nous portons aussi cette passion maîtresse, principe de notre vie morale future pour le bien et pour le mal. Il est aussi fatal de lui résister sans prudence que de lui obéir aveuglément; car malheur à qui essaierait de la supprimer, ou seulement de la mutiler ! Il faut l’accepter et la traiter, non en ennemie, mais en amie ; car si c’est d’elle que viennent tous nos vices, c’est d’elle aussi que viennent nos vertus, œuvres de la seule nature, que la raison peut corriger, mais non créer. « La route