Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/318

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nombre, la puissance et les ramifications infinies. C’était là un véritable sujet de poème héroï-comique, et, cette fois, l’intention de Pope a bien été d’en faire un. Nous y avons donc la parodie des formes, des aventures, des machines naturelles et surnaturelles propres à l’épopée, jeux et joutes, visions et prophéties, miracles et interventions des dieux ; mais la violence de sa passion n’a pas permis au poète de soutenir le ton qui sied au genre, lui en a fait violer les lois et verser son poème dans la satire, genre très proche parent du poème héroï-comique, il est vrai, assez distinct cependant, pour qu’une association indiscrète de l’un et de l’autre ne soit pas sans inconvéniens au point de vue de l’art. Dans l’emportement de sa fureur, Pope, craignant de ne jamais massacrer assez de dunces, ne s’est pas contenté de ses contemporains, il a étendu ses attaques aux mauvais auteurs de toutes les époques précédentes, et même à ceux de l’avenir. Il a multiplié les noms propres outre mesure, des noms dont la plupart ne rappellent quoi que ce soit au lecteur moderne, ce qui rend aujourd’hui son poème difficile à lire, et quelquefois assez fatigant. Un critique avait entrepris autrefois ici même une série d’articles sur les victimes de Boileau ; il s’arrêta prudemment au troisième ; et qu’est-ce que les victimes de Boileau à côté des victimes de Pope? Pour savoir à quoi s’en tenir sur chacune, il faudrait y passer sa vie. Mais pareille à la lance merveilleuse qui guérissait les blessures qu’elle faisait, la passion qui a nui à la composition de ce poème en a doublé et triplé la portée. Ses dunces, qui, traités dans le véritable esprit du poème héroï-comique, auraient fourni quelque petit groupe de gens comiques à l’instar des chanoines et des chantres du Lutrin, se sont transformés en un peuple immense et se sont élevés à la hauteur de criminels de lèse-intelligence, de lèse-moralité, de lèse-civilisation.

Cette passion frénétique a appelé à son aide celle de toutes les formes de l’esprit qui lui ressemble le plus, c’est-à-dire l’esprit de tempérament que les Anglais ont très justement nommé du mot tout physique d’humour, et il a répondu à l’appel. C’est le même genre d’humour fertile en imaginations bizarrement fantasques et en allégories falotes que nous avons signalé déjà dans la Boucle de cheveux enlevée, à propos de la caverne du Spleen, seulement porté à son plus haut degré de puissance. Tout est excessif, en effet, dans ce poème. La bouffonnerie y est sans retenue et sans mesure, la verve audacieuse, outrageante, triviale avec délices, les inventions grotesques,