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le repousse non-seulement comme une entrave, mais comme une profanation. Pope a insisté sur ce sentiment singulier d’Héloïse comme s’il l’avait ressenti pour son compte. Sa vie de célibataire lui avait-elle fait comprendre et accepter quelque chose de semblable? Ce qui est certain, c’est qu’il semble avoir eu sur le mariage cette opinion qu’il enlevait à l’amour son charme, son brillant, sa lumière, et qu’on la trouve çà et là dans ses œuvres à l’état d’ombre vague, notamment dans les deux épîtres adressées à Thérésa Blount sur son départ de Londres après le couronnement de George Ier, et en lui envoyant les œuvres de Voiture.

Samuel Johnson n’a pas craint d’écrire que la Lettre d’Héloïse à Abélard était une des plus belles productions de l’esprit humain, et lord Byron, dans sa lettre sur les Observations critiques de Bowles, a dit quelque chose de plus fort : « Ovide, Sapho, tout ce que nous avons de la poésie ancienne, tout ce que nous avons de la poésie moderne, tout cela est comme rien en comparaison. » Voilà de grosses louanges et qui tombent de haut; eh bien! en vérité, elles n’ont rien de trop. Ce qui nous étonne après lecture répétée, c’est que cette œuvre ne soit pas plus célèbre qu’elle ne l’est, car ce n’est pas seulement une des expressions les plus fortes de la passion qui aient été données, c’est la seule qui existe de l’amour absolu. Toutes les autres peintures sont partielles : amour du cœur, amour de l’âme, amour des sens; celle-là seule comprend toutes ces variétés et les dépasse encore. De la Nut brown maid, Héloïse a la vaillance avec l’humilité en plus ; de Sapho elle a l’ardeur charnelle qu’elle écrase de tout le poids de l’âme ; de Didon elle a l’énergie désespérée avec tout ce que les croyances chrétiennes peuvent ajouter d’énorme au sacrifice de soi ; de Mlle de Lespinasse elle a l’entraînement et l’obsession inéluctable ; mais cette obsession chez elle possède plus que la chair, plus que le cœur, elle s’étend à l’intelligence et tient la raison même sous son esclavage.

La Lettre d’Héloïse à Abélard est la dernière production du premier Pope. Il avait alors environ vingt-cinq ans, et comme sa vie, malgré son éternel état de valétudinaire, s’est prolongée jusqu’à la cinquante-sixième année, de quelle quantité de chefs-d’œuvre de fantaisie et de-passion ces deux merveilles : la Boucle de cheveux et Héloïse n’étaient-elles pas la promesse? Pourquoi la postérité lettrée aura toujours à regretter les chefs-d’œuvre qui auraient pu être et qui n’ont pas été, Pope nous en a donné lui-même une des raisons à la fin du troisième livre de sa Dunciade, lorsque l’ombre du rimailleur Settle montre à l’enfant chéri de la déesse Dullness les conquêtes que la grande reine a accomplies dans le passé et celles qu’elle est en train d’accomplir sous le règne de