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n’est pas trop large pour contenir, et que l’éternité est trop courte pour lasser et détruire, ont été rendues avec une ampleur, une énergie et une beauté magistrales. Ce qu’il y avait à craindre dans l’expression d’un tel amour, c’était la monotonie ; mais Pope a su faire un véritable drame de ce soliloque de l’âme d’Héloïse par la variété des mouvemens de la passion, pour employer l’expression pleine de justesse de Goldsmith à ce sujet. Il n’y a qu’une seule pensée, mais cette pensée prend les formes les plus imprévues, les plus audacieuses, les plus téméraires, les plus sacrilèges même. Tentation, regret, souvenir, obsession, tous ces mots sont trop faibles pour exprimer cette permanence de la pensée d’Abélard sous laquelle Héloïse succombe et sans laquelle elle ne peut vivre. Il n’est rien qui ne le lui rappelle lorsqu’elle ne le cherche pas, et il n’est rien dont elle ne s’éloigne lorsqu’elle ne l’y trouve pas. Ce cloître où elle vit séparée de lui est son œuvre, et ces religieuses, ses compagnes, lui parlent de lui sans en rien dire. Cherche-t-elle la solitude, le fantôme d’Abélard vient l’y trouver; cherche-t-elle le silence, elle le trouble par le bruit des sanglots que la pensée d’Abélard lui arrache. Cherche-t-elle la méditation, c’est encore Abélard qu’elle rencontre, car il fut le maître de son intelligence comme de son cœur, et il ouvrit l’une aux divines clartés, comme il ouvrit l’autre aux flammes inextinguibles. Dieu seul peut donc la sauver de cet invincible attachement; mais lorsqu’elle se fond en prières et qu’elle se croit déjà délivrée, la crainte de perdre Abélard la fait se détourner du ciel avec épouvante. Laissons Héloïse dire elle-même ce qui se passe alors dans son âme :


Ton image se glisse entre mon Dieu et moi; dans chaque hymne je crois entendre ta voix, à chaque grain de mon chapelet je laisse tomber une larme trop douce. Lorsque des encensoirs montent en spirales d’odorans nuages, lorsque les grondemens de l’orgue aident l’âme à s’élever, une seule pensée de toi met en fuite toute cette pompe : prêtres, flambeaux, temple, nagent devant mes yeux; mon âme plonge dans des mers de flammes, où elle se noie, tandis que tout autour de moi les autels resplendissent de clartés et que les anges tremblent.

Pendant que je gis là prosternée dans ma douloureuse humilité, que des larmes vertueuses, bienfaisantes, s’assemblent dans mes yeux; que priante, tremblante, je me roule dans la poussière, que l’aurore de la grâce ouvre mon âme à ses clartés, viens, si tu l’oses, tout charmant comme tu es! Oppose-toi au ciel, dispute mon cœur; viens, et d’un regard de ces yeux enchanteurs efface toute brillante idée des deux; mets à néant cette action de la grâce, ces chagrins,