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particuliers aux passions amoureuses à leur naissance, ces mouvemens si secrets qu’ils en sont occultes, si finement équivoques que, tout en les ressentant, on refuse d’y trouver un blâme pour soi-même ou une excuse pour les entreprises audacieuses d’autrui, et qu’ils restent toujours inavoués.

« Certes, votre indignation est légitime, Belinda ; cependant n’y entre-t-il pas quelque feintise ? Vous saviez d’avance qu’il se tramait quelque dessein amoureusement pervers contre votre adorable personne, et vous saviez quel serait le doux malfaiteur ; tout ce que vous ignoriez, c’était seulement la forme que prendrait ce dessein, serrement de main téméraire, baiser furtif, gant dérobé ou boucle de cheveux prestement coupée ; car c’était l’heure, l’occasion imprévue, la circonstance d’être assise ou debout, au repos ou en mouvement, l’inattention momentanée de vos adorateurs ou la complicité sournoise de vos rivales qui devait décider de la nature du larcin. Vous le saviez, car vos sylphes vous l’avaient dit. Est-ce que jamais ils ont négligé de faire une aimable belle comme vous devineresse des dangers qui la menacent ? C’était là le secret de ces inquiétudes vagues qui vous remplissaient d’une angoisse voluptueuse, comme une pythonisse qui pressent l’approche du Dieu. C’était là le secret de ce songe par lequel ils vous ont envoyé leurs oracles protecteurs. Vous le saviez, et vous le dirai-je, Belinda ? vous avez ressenti avec déliées ces aimables anxiétés, vous avez pris plaisir à les accroître, pis encore, à attendre le danger que vous redoutiez, et vous en avez souhaité la réalisation. Vous saviez que l’attentat serait pour le jour même où il a été commis ; je n’en veux pour témoignages que la dévotion exceptionnelle que vous avez apportée ce jour-là au culte de votre divine personne, le scrupule avec lequel vous avez accompli tous les rites de cette toilette que j’ai décrite, j’ose m’en flatter, avec un bonheur rarement égalé. Ainsi parée, vous êtes allée au-devant du danger avec une anxieuse curiosité, et toute la journée vous avez épié l’heure qui serait propice au forfait. Vous l’attendiez sur la Tamise, dans l’élégant bateau où vous voguiez avec les jeunes beaux et les jeunes belles ; mais vos sylphes faisaient trop bonne garde, c’est-à-dire qu’il y avait là trop de lumière, trop d’yeux attentifs ou jaloux, que le théâtre était à la fois trop ouvert et trop étroit pour l’accomplissement du crime. Vous y avez pensé encore, une fois arrivée à Hampton-Court, pendant toute la partie d’hombre ; mais là encore le tête-à-tête obligé des joueurs n’était pas favorable, et vous avez été rassurée plus que vous ne désiriez l’être. Enfin est venue l’heure du café, heure où, quoique étroitement réunis dans un même lieu, tous vos amis étaient cependant séparés par la dégustation égoïste de la délicieuse liqueur, et vous avez saisi cet instant, Belinda, car votre