Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/301

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

classiques, même gaies et comiques, n’ont pas d’ordinaire l’habitude d’évoquer.


IV.

On connaît l’anecdote qui a donné naissance à la Boucle de cheveux enlevée. Un jeune beau, lord Petre, féru d’un caprice irrésistible, a commis l’amoureuse espièglerie de couper subrepticement une des boucles de la chevelure de miss Arabella Fermor, et, pour comble d’audace, il a aggravé sa faute en refusant de rendre son larcin ; de là, brouille envenimée entre deux familles jusqu’alors en rapports des plus intimes. Caryll, secrétaire de la reine Marie de Modène, femme de Jacques II, qu’il avait suivie en exil, entreprit de réconcilier ces deux familles dont il était l’ami commun, et proposa à Pope, alors dans sa vingtième année, d’écrire un poème sur cette aventure, comme le meilleur moyen d’atteindre le but qu’il désirait. Pope accepta, et il en résulta ce poème que nous ne craindrons pas d’appeler une des plus heureuses rencontres de talent dont jamais poète ait été favorisé, tant toutes les qualités nécessaires d’élégance, de subtilité, de grâce, d’enjouement, se sont trouvées réunies au juste point et amalgamées dans la juste proportion pour produire ce rien tissu d’air et de lumière où la recherche même est exquise, où la mièvrerie même est délicieuse, tant enfin toutes les difficultés de cette délicate entreprise ont été tournées avec dextérité et résolues avec finesse.

Je ne sais si Pope a donné jamais une preuve de génie supérieure à la transformation qu’il a fait subir dans ce poème au genre héroï-comique. Avec un tact admirable, il comprit que les lois ordinaires du genre n’étaient pas applicables à cette aventure, dont les deux héros étaient jeunes, beaux, élégans et amoureux. La bouffonnerie, la parodie, sont l’essence de ce genre, qui appelle nécessairement pour héros des personnages à qui le ridicule est légitimement dû. Mais tel n’était pas ici le cas. Il n’y a rien de ridicule dans le fait d’être jeune, rien de comique dans le fait d’être beau, rien de burlesque dans le fait d’être amoureux, lorsqu’on réunit toutes les conditions requises pour l’être ; ce serait perdre ses peines que de vouloir se moquer de ces privilèges divins, et il n’y aurait en tout cela de risible que le rieur malavisé. Rarement on a mieux observé ce respect que le poète doit toujours garder pour la jeunesse et la beauté, respect auquel il ne peut manquer qu’au détriment de son caractère et de son talent, parce que par là il dénonce lui-même son infériorité et révèle qu’il lui manque quelque chose d’essentiel que rien ne peut remplacer. Mais si le rire n’est