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espagnol. C’est dire que le poète anglais a poussé l’imitation de notre grand tragique jusqu’à ses défauts; il n’y a que sa mâle décence et sa haute moralité qu’il ne lui ait pas empruntées. Mais, cela dit, on se tromperait grossièrement si l’on croyait que cette admiration pour la tragédie française l’empêcha de mettre quelque chose au-dessus du drame héroïque, et ce quelque chose c’est le drame anglais te! qu’il fut pratiqué par Shakspeare et ses contemporains. Tout ce qu’il vantait de la tragédie française, c’étaient ces innovations prosodiques dont nous parlons plus haut, mais il en repoussait le système comme monotone, manquant de variété et conduisant à des invraisemblances pires que l’indiscipline de composition qu’elle prétendait condamner ; les principes qu’il a exposés sur ce point, dans son Essai sur la poésie dramatique, auraient été acceptés par tout romantique. Classique, ce Dryden ! Il a eu beau faire effort pour le devenir, ses conceptions dramatiques, violentes, turbulentes, immorales, effrontées, font craquer de toutes parts le moule pur et correct du drame français. Il suffirait vraiment, pour dénoncer ce qu’il est réellement, du choix de ses sujets qui ressemblent aux sujets cosmopolites des contemporains de Shakspeare, surtout de Fletcher et de Massinger, plutôt qu’aux sujets, de nos deux célèbres tragiques. Et ne dites pas que le choix des sujets importe peu, car les sujets sont une indication probante de la nature de l’imagination de l’auteur, des tableaux où elle se complaît, des passions qu’elle préfère. Le sujet influe fatalement sur la liberté du poète, qui est entraîné à lui donner une expression qui lui soit adéquate, et c’est là ce qui arrive à Dryden ; par la véhémence des discours, la profusion des images, l’audace des sentimens, sa poésie, qu’elle s’exprime en vers rimes ou en vers blancs, reste romantique au premier chef. Non moins que par l’expression des sentimens, Dryden est romantique par la pompe du spectacle et l’emploi qu’il fait du merveilleux et du surnaturel : apparitions, fantômes, démons et génies, tout comme s’il était un contemporain même de Shakspeare, et comme si cette tragédie française, objet de son admiration, n’avait pas réduit tout le merveilleux aux seuls songes. La part faite à l’imagination reste aussi grande chez Dryden que chez aucun de ses prédécesseurs, et il suffirait de ce caractère pour dénoncer le romantique caché sous le classique équivoque, incertain, partagé.

A l’époque de Pope, l’influence de notre véritable littérature classique, celle qui va de 1680 à 1700, avait eu le temps de se faire sentir, et on ne peut pas dire que Pope ne l’ait pas subie, mais il l’a subie beaucoup moins qu’on ne le croit et qu’on ne le dit. Et d’abord il eut toujours une connaissance extrêmement imparfaite de notre littérature et de notre langue. Nous avons à cet