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que, quel que soit le mérite d’une œuvre, un coloris faux ou seulement défectueux suffit pour lui enlever tout naturel et toute vérité. Cependant, ce qui étonne le plus dans ces productions juvéniles qui témoignent d’une lecture si étendue et n’ont pu être accomplies sans un savoir déjà très profond, c’est l’absence absolue de pédantisme. Jamais esprit d’enfant n’a porté avec une telle légèreté le poids de ses études. Voyez-le surtout dans ces traductions et imitations que nous avons signalées. Le choix de la plupart des sujets est fort risqué; c’est l’Épitre de Sapho à Phaon, tirée d’Ovide, le Prologue de la bonne femme de Bath, et le conte fort équivoque de Mai et Janvier de Chaucer, tous sujets qui dépassent de beaucoup l’expérience des passions, surtout des passions amoureuses, que peut avoir une âme d’enfant. Eh bien ! ces sujets, il les interprète librement, et ce n’est pas la moindre preuve de précocité qu’il ait donnée, il y a là un petit mystère que nous ne nous chargerons pas d’expliquer, mais qui peut nous aider à comprendre la ravissante audace des poèmes qui suivirent de si près ces productions juvéniles : la Boucle de cheveux enlevée; l’Élégie à la mémoire d’une dame malheureuse ; la Lettre d’Héloïse à Abélard, tous poèmes nés d’une veine tendre, ardente, passionnée, qui surprirent visiblement les cœurs, car ils lui conquirent une célébrité aussi rapide que son génie fut précoce. Ces poèmes parurent entre 1709 et 1717, et cette dernière date est celle de la fin du Pope lyrique.

Comment donc cette veine tendre et ardente s’est-elle arrêtée de si bonne heure pour ne reparaître jamais, et si complètement que rien plus ne la rappelle dans les œuvres de sa maturité? C’est que la faiblesse maladive qui fut la fatalité de Pope fit plus qu’altérer son caractère : elle restreignit son inspiration et en changea le cours et la direction. Il était fait pour la société des femmes, comme le prouvent les poèmes dont nous venons de citer les titres, et des relations de compatissante sympathie furent tout ce qu’il put obtenir d’elles. Ses aventures avec lady Montagne et Thérésa Blount sont célèbres, et si la société de Martha Blount lui resta jusqu’à la fin, ce fut à titre d’affectueuse garde-malade plutôt que d’amie enthousiaste. À cette défaveur de l’amour, il perdit toute cette source d’inspiration qui s’était exprimée par la Boucle de cheveux enlevée et la Lettre d’Héloïse à Abélard pendant le printemps si rapide de sa jeunesse. Sans la pratique des passions, il aurait pu suivre encore cette veine féconde de poésie par la simple ardeur de l’âme, mais cette ardeur ne peut aller sans une certaine force de tempérament qui puisse soutenir la verve et la renouveler lorsqu’elle est dépensée, et par là aussi cette veine lyrique était condamnée à se refroidir et à s’éteindre. Le pauvre Pope sentit de très bonne heure