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que celle où vécut Dryden, et si l’on tient que la brutalité séditieuse est moins dangereuse pour la moralité des sociétés que la pratique effrontée de l’intrigue, où peut soutenir qu’elle fut pire. Clandestinement factieuse, intolérante sous couleur de droits de conscience, oppressive sous couleur de libéralisme, corruptrice sous prétexte de bien public, elle réunit à la fois toutes les violences rusées des régimes encore mal assurés qui s’efforcent de s’affermir, et toutes les duplicités turbulentes des régimes renversés qui cherchent à revenir. L’égoïsme s’y déguise en prudence, la trahison y guette son heure sous le masque du patriotisme, l’esprit de parti y dissimule ce qu’il a de plus atroce sous le nom de loyauté. Mais que cette époque, dangereuse aux écrivains par les facilités de versatilité toujours justifiable qu’elle offrait à leurs consciences et les amorces qu’elle présentait aux gloutonneries de leurs ambitions, a peu pesé sur Pope! Vous pouvez le lire presque en entier sans prendre souci de l’histoire du temps, ce que l’on ne saurait dire ni de son ami Swift, ni de son confrère Addison, ni d’aucun autre de ses contemporains illustres. Vous pouvez ignorer à votre gré les victoires de Marlborough, le traité d’Utrecht, les intrigues jacobites de la cour de la reine Anne, le triomphe du parti protestant avec l’accession de la maison de Hanovre, car rien dans ces événemens ne vous est sérieusement nécessaire pour lire et goûter Pope, tant il a eu l’art de parler d’une manière générale, et de passer au travers de ses contemporains sans embarrasser son esprit, naturellement sain, de leurs opinions partiales. C’est que ce spectacle des luttes des partis lui était odieusement antipathique, et qu’il s’en tint toute sa vie à l’écart, non-seulement par obéissance à sa nature, mais par choix raisonné et volontaire. Pope eut très jeune l’ambition de la renommée, et semble avoir pris dès ce premier âge l’engagement envers lui-même de ne devoir cette renommée qu’à la seule poésie, tout autre moyen de la gagner lui paraissant acte d’intrigant politique ou de ruffian littéraire. Cet engagement intime, qui perce dès sa gentille petite ode à la Solitude, écrite dans sa douzième année, se découvre ouvertement dans nombre de passages de ses œuvres, mais nulle part avec autant d’éclat, d’éloquence et, disons le mot, de grandeur morale que dans la conclusion de son Temple de la Renommée :


... teach me, heaven! to scorn the guilty bays ;
Unblemished let me live, or die unknown;
Oh grant un honest fame, or grant me none[1]!

  1. Comme il ne faut jamais perdre une occasion de répandre les nobles sentimens, voici cette conclusion admirable : « Tandis que je me tenais là attentif à voir et à entendre, il me sembla que quelqu’un s’approchait et murmurait à mon oreille : Quoi donc, ton ambition téméraire prétend-elle si haut? es-tu donc, ardent jeune homme, un candidat à la gloire? — C’est vrai, répondis-je, je ne suis pas venu sans espérances, car qui est aussi avide de renommée que les jeunes poètes? mais peu, hélas ! peuvent se vanter de ce bonheur aléatoire, si dur à gagner, si aisé à perdre. Combien vains sont cette seconde vie que donne le souffle d’autrui, ce domaine dont les beaux esprits héritent après leur mort! La tenure en est sans sécurité, mais combien vaste en est la redevance! Aisance, santé, vie, il leur faut tout résigner pour cela, endurer les insultes des grands sans les profits, misérables être enviés et pauvres être flattés, avoir pour ennemis déclarés tous les beaux esprits malheureux, et pour amis jaloux au mieux tous les beaux esprits qui ont réussi. Je ne fais pas plus fi de la renommée que je n’appelle ses faveurs. Elle viendra sans que je l’attende, si elle doit venir jamais. Mais si elle coûte un prix aussi cher que flatter la folie et exalter le vice, si la muse doit courtiser la puissance illicite et marcher derrière la fortune dans le chemin qu’elle guide, ou si mon nom pour s’élever ne doit trouver d’autre base que les ruines de la renommée d’un autre, alors, ô ciel! apprenez-moi à mépriser les lauriers coupables, chassez de mon cœur cette misérable convoitise de louanges, faites-moi vivre sans tache ou mourir inconnu, accordez-moi une honnête gloire ou ne m’en accordez aucune! »