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Mais il est bien obligé de convenir que les prêtres, les roués, les doctrinaires auraient moins d’influence sur les affaires de ce monde si, par intérêt ou par lâcheté, le monde ne pactisait pas avec eux, et, en fin de compte, il juge sévèrement notre espèce. Il l’accuse d’être sujette tour à tour à des fureurs aveugles ou à des peurs imbéciles : « C’est assez d’un coup de tonnerre, d’un éclair, d’un ouragan ou d’une surprise quelconque pour jeter un troupeau de bœufs dans une fuite désordonnée. Leur conducteur serait bien stupide s’il essayait de les arrêter en leur barrant le chemin, il y laisserait sa vie. Il les suit sans les perdre de vue, jusqu’à ce qu’un obstacle naturel, une rivière, un bois, une montagne s’oppose à leur passage. Alors la tête de colonne s’arrête, se reforme, et de proche en proche le reste se reforme et s’arrête. Aussitôt le conducteur avisé commande à ses cavaliers de cerner de toutes parts ces bêtes effarées, redevenues dociles comme des agneaux, et elles retombent ainsi sous la domination de l’homme, leur tyran. Vaut-il mieux qu’elles? Il est permis d’en douter. « Il avait dit dans sa préface que les lecteurs de ses Mémoires lui reprocheraient sans doute son humeur chagrine et son pessimisme. Il les priait de l’excuser, de considérer qu’il venait d’entrer dans sa soixante-cinquième année, et qu’ayant cru longtemps au progrès, à la bonté native du cœur humain, son âme se gonflait d’amertume au spectacle des misères et des corruptions de notre société, qui se prétend civilisée. Il en concluait qu’il faut aimer la paix, le droit, la justice, mais que la vraie vie de l’homme est la guerre.

Il était né à Nice le 4 juillet 1807, dans une maison qui regardait la mer, et de bonne heure il avait fait amitié avec les vagues et leur bruit, avec les grands espaces où l’œil se perd, avec les mouettes au vol impétueux, dont le cri lui semblait un appel. Son père était un marin, fils de marin, qui, après avoir servi sous un patron, fut patron à son tour. Sa mère était la bonté même. Il se reprocha plus d’une fois les inquiétudes, les mortelles angoisses qu’il lui causait. Pendant qu’il se battait contre l’Océan, les vents ou les hommes, elle priait avec larmes pour l’enfant de ses entrailles : « Je ne suis pas superstitieux, nous dit-il, et je crois peu à l’efficacité de la prière; mais en pensant à ma mère agenouillée, je me sentais ému, heureux ou moins malheureux... Je dois à sa tendresse, à son caractère angélique, à son naturel bienfaisant et charitable, à sa noble compassion pour les humbles et les souffrans, le peu de bien qui est en moi et qui m’a valu l’affection de mes concitoyens. »

Ce petit Ligurien avait le cœur sensible; il s’apitoyait sur tous les malheurs, même sur ceux des insectes. Il lui arriva un jour de casser une patte à une sauterelle; il en éprouva tant de chagrin, tant de remords qu’il s’enferma dans sa chambre et pleura pendant des heures.