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non pour cueillir des simples, mais pour guérir à sa façon les maux et les misères des peuples. Il savait encore beaucoup d’autres choses qu’ignora toujours Amadis des Gaules. Il s’entendait à gouverner un bâtiment de commerce ou de guerre, à serrer ou à chicaner le vent, à prendre port ou à survivre aux naufrages. Il savait aussi commander de jeunes troupes et les mener à la victoire; sa stratégie unissait l’audace qui émeut et intimide aux artifices, aux surprises qui déconcertent l’ennemi. Ajoutons, comme suprême différence, que don Quichotte était seul à croire à don Quichotte, que Garibaldi s’est fait accepter par des milliers et des milliers d’hommes, qu’il séduisait les esprits, qu’il subjuguait les imaginations, qu’il a accompli avec ses séides des entreprises qu’on traitait d’absurdes ou d’impossibles. Les sages eux-mêmes ont dû reconnaître que ce fou incurable avait des heures fort lucides. On peut citer d’importans événemens qu’il a signés de son nom ; si romanesque qu’ait été sa vie, ce chevalier errant appartient à l’histoire.

Comme tous les inspirés, malgré ses déconvenues, ses déboires, ses revers, malgré les cruels avertissemens de la destinée, il a cru jusqu’au bout à sa mission. Cette foi respire de la première à la dernière page de ses Mémoires récemment publiés[1]. Ce qui s’est modifié en lui, ce n’est pas l’idée qu’il se faisait de Garibaldi, mais l’opinion qu’il avait eue longtemps de l’humanité et sa robuste confiance dans la destinée des peuples. Il était dans sa jeunesse le plus intrépide des optimistes; il pensait qu’il suffit de montrer aux foules le droit chemin pour les y faire entrer, qu’il suffit de leur enseigner leurs devoirs pour les rendre vertueuses, de leur prêcher la liberté pour leur donner le goût et le courage de s’affranchir.

Il a découvert, en avançant en âge, que les bonnes intentions sont souvent impuissantes, et qu’il y a dans le cœur de l’homme un égoïsme fatal qui résiste aux plus éloquentes prédications. Il ne s’est jamais jugé, il n’a pas dit une seule fois : « Ce jour-là, je me suis trompé, j’avais mal pris mes mesures ou mal choisi mon heure, mon entreprise était inopportune, prématurée ou mal conçue. » Cet infaillible a toujours eu raison, et il n’explique ses échecs que par la perversité de ses ennemis. Il s’en prend aux puissans de la terre, qui sont ineptes ou malhonnêtes, aux prêtres, aux hommes noirs, qui sont des menteurs ou des traîtres, quand ils ne sont pas des voleurs et des assassins. Il s’en prend aussi aux soi-disant grands politiques, aux bavards, aux doctrinaires, aux satisfaits, aux repus, « à ce parti de gras proconsuls que soutiennent des gazettes vénales et des parasites éhontés, prêts à servir qui les paie avec toute sorte de bassesses et de prostitutions. »

  1. Garibaldi, Memorie autobiografiche. Firenze, 1888; G. Barbera, éditore.