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ramener un maître dans les Deux-Siciles, habituées et résignées an joug étranger depuis la fin de l’empire romain, soit de rétablir l’ordre dans la féodalité italienne, soit de pacifier une province, la Toscane, par exemple. Le nord italien, la Lombardie, la frontière des Alpes, avaient toujours été considérés par le saint-siège et le reste de l’Italie comme une région réservée, dont l’autonomie importait à la péninsule entière ; pour l’arracher aux empereurs, le saint-siège avait provoqué, au temps des communes, un véritable soulèvement national. Alexandre VI méconnut cet intérêt séculaire et abandonna le Milanais à Louis XII. Non content d’établir l’étranger au nord, il livra le midi à deux nations étrangères. Il fallut quatre siècles et demi et l’intervention généreuse de la France pour effacer les derniers effets de cette criminelle politique.

On peut objecter que cette évolution historique de la péninsule était inévitable, et que l’Italie, épuisée par la guerre civile de ses tyrans, semblait condamnée à la servitude. Mais je ne vois point ce que les Borgia gagneraient à être considérés seulement comme la cause occasionnelle à la fois et fatale de ce grand désastre. Après tout, un prince, un homme d’état, n’agit jamais, en bien ou en mal, qu’à l’aide de forces préexistantes, et c’est la situation générale de son pays et de ses voisins qui le porte à choisir le rôle utile ou néfaste auquel il dévoue sa vie. La responsabilité historique doit se mesurer au degré de conscience et de volonté libre des hommes qui ont précipité les événemens; pour les despotes, que l’égoïsme donne et qui ne peuvent s’excuser sur l’aveugle violence de l’opinion ou de la passion publique, cette responsabilité est absolue. Mais ceci n’empêche point les moralistes de noter des différences dans la perversité des hommes qui ont produit en commun une œuvre mauvaise et ont été assez puissans dans le mal pour troubler toute une civilisation. Il est clair que ces deux Borgia étaient inégaux en scélératesse. L’immoralité politique du père a été décuplée par l’ambition féroce du fils. Le pape fut, après 1497, l’instrument docile du Valentinois. Le duc était le virtuose principal ; le pape, possédé par l’épouvante de ce fils, qui ne reculait devant aucune horreur, l’a suivi pas à pas, jusqu’à son dernier jour, dans tous les détours de sa voie sanglante. Il est digne de quelque pitié. Il n’a pas goûté, grâce à César, toute la joie qu’il s’était promise du pontificat; il a perdu, dans l’âpre labeur auquel son fils l’avait asservi, sa gaîté naturelle et un vague instinct de grandeur d’âme que manifestaient encore, dans les premières années de son règne, quelques paroles vraiment nobles. Le Valentinois fut le démon de la famille. Il doit porter la plus lourde part de la gloire maudite des Borgia.


EMILE GEBHART,