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âme très grande, d’une pureté d’enfant, était étonnamment arriéré. Savonarole remontait à Grégoire VII et à Pierre Damien; il attendait des chefs de l’église ou d’un concile la guérison du mal dont souffrait la société chrétienne, et pensait que le monde serait sauvé si un saint s’asseyait sur le siège de saint Pierre. Il reprenait, en les rétrécissant par ses rancunes de moine mendiant qu’irrite la richesse de l’église séculière, les vieilles idées d’Arnauld de Brescia ; mais il retardait de plus de trois siècles. Il oubliait que l’abbé Joachim, François d’Assise, et Jean de Parme avaient rendu aux âmes la pleine liberté religieuse ; que, par la main des grands mystiques de l’Italie, les consciences avaient été délivrées des chaînes de la hiérarchie ecclésiastique, et que désormais, entre les Italiens et le saint-siège, il n’était plus question des intérêts de la foi, mais d’intérêts tout temporels et d’équilibre politique. Ainsi, dans sa lutte contre Alexandre, Jérôme avait mal choisi son champ de bataille. Il eût pu remplir un rôle autrement puissant en se tenant sur le terrain de la politique pure, en gardant d’Arnauld de Brescia et de Rienzi une vue tout à fait supérieure, cette notion évangéli({ue du royaume de Jésus, qui n’est pas de ce monde, et du royaume de César, qui échappe, par sa nature même, au prêtre, à l’évêque, au pontife ; il lui était facile, du sein de Florence revenue pour quelques années à l’état communal, et dans une Italie où la tyrannie semblait très malade, à Milan comme à Naples, d’essayer un apostolat républicain que la France eût peut-être soutenu, comme Charles VIII l’avait fait déjà en faveur de Pise. Si, du haut en bas de la péninsule, l’esprit municipal avait encore pu tressaillir, Rome, réveillée par les familles féodales, par les Orsini et les Colonna, dont le pape et son fils avaient juré la ruine, se fût redressée tout à coup; elle eût brisé la forme de la tyrannie papale pour reconstituer la commune ecclésiastique d’Innocent III. Savonarole ne soupçonna rien de tout cela : il s’obstina à prêcher contre la simonie, le luxe des palais, les hontes de la Babylone pontificale. Le pape le déclara hérétique. Le dominicain demanda l’épreuve du bûcher, contradictoirement avec un frère mineur. On a longtemps cru qu’Alexandre avait souhaité lui-même cette expérience périlleuse, afin de brûler Jérôme par la grâce de Dieu ; des documens publiés, il y a dix ans, par le père Bayonne, ont prouvé tout le contraire. Alexandre VI chercha à empêcher l’épreuve, comme s’il redoutait véritablement un miracle. Un orage inonda le bûcher, qu’on ne put allumer. Savonarole, ce jour-là, fut dépouillé de son prestige et se sentit perdu. La seigneurie, qui lui était hostile, l’arracha, à la suite d’une émeute effroyable, de son couvent de Saint-Marc. On lui fit rapidement son procès d’église. Sa véritable