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Florentin, et trembla plus d’une fois, après une audience, pour la liberté de Florence ; mais il l’admira sincèrement, en sa qualité de bon Italien, et crut que ce fils de pape pourrait édifier une monarchie italienne avec les débris de l’ancien principat, et qu’il aurait assez de génie pour chasser d’abord, comme grand condottiere de l’Italie, l’étranger. Le Vénitien Capello écrivait : « Il est très royal, même prodigue, ce qui déplaît au pape... Il sera, s’il vit, un des premiers capitaines de l’Italie. » César séduisit alors Machiavel par la courtoisie de ses paroles dorées, il le fascina par l’effrayante énergie de ses résolutions, la ténacité de sa volonté, sa façon inflexible de haïr, l’extraordinaire possession qu’il avait de soi-même. « Quand j’aurais de l’eau jusqu’à la gorge, disait-il à l’historien, je n’implorerais pas l’amitié de ceux qui ne sont pas mes alliés dès aujourd’hui. » Là fut le secret de sa puissance sur autrui. C’était une âme noire, toute close, où l’émotion des choses du dehors n’entrait jamais, et dont l’immense égoïsme ne fut bien connu que d’elle seule. Il était capable de décisions brusques et de mouvemens de rage furieuse ; mais ces accidens, qui étaient en contradiction avec sa nature, ont été bien rares. Il poignarda un jour, entre les bras d’Alexandre VI, Perotto, un adolescent: « Le sang, dit Capello, jaillit au visage du pape. » Il assouvissait parfois, dans les courses de taureaux, les instincts brutaux de son tempérament; il savait trancher d’un coup de sabre le cou d’un jeune buffle. Ces courtes apparitions de l’Espagnol sont l’élément négligeable du caractère de César. Le tyran de la renaissance s’est tenu en lui debout jusqu’à la ruine définitive, taciturne, impénétrable ; quand il parlait, il mentait ; il préférait ne rien dire, se dérobait aux regards, caché au fond de ses palais, ajournait les auditeurs, ne sortait que masqué, accourait à l’insu de tout le monde des Romagnes à Rome, s’enfermait dans le Vatican comme en un tombeau, et partout se faisait suivre de son assassin de confiance, don Micheletto, qui, très probablement, avait été le compagnon mystérieux de don Juan durant sa dernière nuit. « Il ne quitte pas son masque, écrit Giustinian, en mars 1503, et, bien qu’à Rome on connaisse sa présence, il n’a voulu se découvrir que pour quelques personnes. Moi-même, parlant au pontife, j’ai feint de ne rien savoir sur le séjour du duc, car le pape n’en soufflait mot, et je continuerai ainsi, tant qu’il ne parlera pas le premier. On ne comprend rien à cette conduite, car les fantaisies du duc échappent à tous les calculs ; toutes les conjectures sont vaines ; cependant, s’il se résout à rester ici, il faudra bien qu’il enlève son masque. » Giustinian, quand il cherche, après Machiavel, à déchiffrer l’énigme de cette âme, n’y distingue clairement qu’une chose : pour ses ennemis, une haine diabolique;