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toute cette agitation et l’obligeât à une maîtrise sur lui-même et à une tension de la volonté sans lesquelles la renaissance ne reconnaissait point le tyran véritable. Le jugement de Capello montre bien en Alexandre VI ces deux élémens distincts, le caractère instinctif et primesautier, qu’une pensée unique parvient à fixer et à gouverner : « Le pape a soixante-dix ans ; il rajeunit tous les jours ; ses soucis ne durent pas une nuit ; il est de tempérament joyeux et ne fait que ce qui lui plaît : son unique désir est de rendre ses enfans puissans. Tout le reste lui est indifférent. » Dès 1493, le roi Ferdinand avait tracé un portrait plus sombre, en homme d’état que le voisinage d’un pareil pape préoccupait fort : « Sa vie, qui ne respecte point le siège où il est établi, est pour tous un sujet d’abomination ; il n’a d’autre soin, d’autre désir que de créer contre tout droit la grandeur de ses fils. En toutes choses, il trompe et dissimule, et tire de l’argent de tout ce qu’il peut vendre. » Il avait aimé tendrement don Juan ; mais il trouva moyen d’accommoder la terreur que lui inspirait César fratricide avec l’amour de plus en plus grand qu’il ressentait pour ce fils, devenu l’aîné de sa maison, en qui il voyait l’avenir et la gloire de sa dynastie. Il aimait passionnément Lucrèce, mais il la réduisit à n’être, par ses deux derniers mariages, qu’une des conditions de la fortune de César. Il eût pu reprendre pour lui-même, avec une signification détournée, la devise insolente de son bien-aimé : Aut Cæsar, aut nihil. Pour ce fils, le tourment et la joie de ses dernières années, il eut le courage, difficile aux voluptueux, de dévouer sa vie à un intérêt tout théorique, d’embrasser une politique sanguinaire, de s’y attacher avec une âpreté étonnante, d’y concentrer, sans jamais se lasser, toute sa fourberie et l’avarice dont la nature l’avait doué. A l’Italie, que César allait dévorer ville par ville, il n’avait plus rien à demander, ni protectorat pour la souveraineté de son fils, ni alliance durable. Il reprenait à son bénéfice la méthode inventée par Ludovic le More : l’appel à l’intervention étrangère ; il employa tout son esprit à observer les chances, perpétuellement incertaines, selon lesquelles le patronage, soit de la France, soit de l’Espagne, déterminerait le plus sûrement l’orientation de sa politique. Toutes les fois que la situation respective des deux puissances lui semblait trop équivoque, c’est vers Venise qu’il se rejetait, et il répétait dors à Giustinian, comme il l’avait fait plus d’une fois à Capello, son Nunc dimittis servum tuum Domine : « Je mourrais content, si je voyais le duc adopté par la république. » Mais qu’il fût, pour quelques jours, Vénitien, Espagnol ou Français, le but qu’il visait demeurait immuable. C’était l’œuvre à laquelle le pontificat romain sacrifiait, depuis trente années, la noblesse de l’église