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I.

L’histoire n’a affaire, en effet, qu’à ces deux personnages. Don Juan a disparu trop tôt, ne laissant aucune trace, bonne ou mauvaise, dans ces dernières années du XVe siècle italien. Don Joffré se trouvera trop jeune orphelin ; il n’aura pas le temps d’entrer en scène et d’essayer un rôle viril entre son père et son frère. Quant à Lucrèce, dont la tradition romanesque a si gravement altéré la figure véritable, il faut renoncer à voir en elle une Messaline, une Frédégonde ou une Théodora. En tout pays et en tout temps, elle paraîtrait bien pâle et bien effacée ; mais en pleine renaissance, et à l’heure la plus violente de la tyrannie, elle semble absolument neutre. Elle n’a rien de la virago, de la femme d’action héroïque, telle que fut Catarina Sforza, comtesse de Forli ; rien non plus de la femme de haut esprit et de raison supérieure, telles que furent Victoria Colonna et Isabelle de Mantoue. En elle, tout est fuyant, indécis, timide, l’esprit comme le visage, avant tout le caractère. Il est facile de plaider sa cause ; elle fut, dans les mains de son père et de son frère, comme une cire molle, une esclave gracieuse, que l’éducation n’a point formée à la pudeur, à la dignité délicate de la femme, très douce, résignée d’avance aux plus navrantes aventures, qu’une sorte d’inconscience morale lui rendait moins douloureuses. Elle dut s’habituer à la souffrance, comme elle s’habitua à l’étrange spectacle de la cour paternelle ; dans le billet qu’elle écrivit d’une main mourante à Léon X, on entend comme la plainte tranquille d’une malheureuse à qui son passé a laissé une impression de mélancolie plutôt que d’effroi. En réalité, Lucrèce n’a pas d’histoire ; sa vie tiendrait en trois pages. Grégorovius, dans sa Lucrèce Borgia, a reproduit l’ensemble historique de la famille, décrit Rome, Spolète, Pesaro, Ferrare, les entrées princières, les fêtes du palais apostolique, les traits généraux de la renaissance romaine autour d’Alexandre VI et de la civilisation italienne dans la maison des Este. Lucrèce passe souvent, comme une comparse, sur ce théâtre singulier ; elle y tient même, pendant quelques jours, la régence du royaume de l’Église, sous la direction du vieux cardinal de Lisbonne ; avec son troisième mariage, qui devait, comme l’avaient fait les premiers, aider au plan politique des Borgia, elle s’enfonce enfin en une région vague où l’histoire ne peut plus la suivre. L’Arioste alors a célébré ses vertus dans une octave de l’Orlando furioso ; elle n’avait jamais été Bradamante, mais elle n’était plus Angélique ; le poète la proclamait très chaste, parce qu’elle n’avait plus de faiblesses ; les Borgia étaient morts, et sur la duchesse Lucrèce de Ferrare, qui avait toujours