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entière à l’état flottant et, en quelque sorte, « anarchique, » comme il y laisse la religion et la morale, pour lesquelles il n’espère guère d’unification finale. Il faut, dit-il, construire des systèmes « pour un certain nombre d’années, » comme l’architecte construit pour trois ou quatre siècles quelque admirable édifice. Les systèmes meurent, et à plus forte raison les dogmes; ce qui reste, ce sont les sentimens et les idées, « Toutes les constructions tombent en poussière; ce qui est éternel, c’est cette poussière même des doctrines, toujours prête à rentrer dans un moule nouveau, dans une forme provisoire, toujours vivante, et qui, loin de recevoir la vie de ces formes fugitives où elle passe, la leur donne. » Les pensées humaines vivent non par leurs contours, mais par leur fond. Pour les comprendre, il faut les saisir non dans leur immobilité, au sein d’un système particulier, mais dans leur mouvement, à travers la succession des doctrines les plus diverses. « Ainsi que la spéculation même et l’hypothèse, le sentiment philosophique et métaphysique qui y correspond (et qui fait le fond du sentiment religieux) est éternel, mais il est aussi éternellement changeant[1]. » Sans méconnaître les changemens nécessaires à la vie même de la philosophie comme à toute vie, sans méconnaître le caractère relatif et plus ou moins provisoire des systèmes métaphysiques, nous croyons cependant qu’un triage et un équilibre progressif de ces doctrines est inévitable, par le seul effet de l’action et de la réaction réciproques de la métaphysique et de la science, comme il est inévitable qu’un équilibre s’établisse dans les corps en réciprocité d’influence. Par la lente action du temps, l’état encore nébuleux de la philosophie aboutira à une sorte de système astronomique d’idées, à une classification régulière et rigoureuse des objets de connaissance et des objets d’ignorance. On aura une solution de plus en plus parfaite, en partie dogmatique, en partie critique, des problèmes de l’existence ; et cette solution s’imposera progressivement. Les hypothèses métaphysiques se distribueront comme d’elles-mêmes dans un ordre hiérarchique, selon le degré d’intelligibilité qu’elles auront répandu sur l’ensemble des choses; la plus probable sera celle qui se montrera à la fois la plus analytique et la plus synthétique, la plus pénétrante et la plus large. Nous pensons qu’après un nombre suffisant de siècles, cette interprétation supérieure en intelligibilité se dégagera des autres, montera sur l’horizon intellectuel, réunira un nombre croissant d’adhésions parmi les esprits éclairés. Mais, comme le mystère de l’existence ne sera jamais entièrement éclairci, comme la face d’Isis ne sera jamais entièrement dévoilée, il restera encore une

  1. Guyau, l’Irréligion de l’avenir. Conclusion.