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confirme de plus en plus, mais dont elle ne peut fournir l’entière vérification. Le dieu Pan est fils de notre pensée. De là la nécessité d’une étude supérieure qui ramène à l’unité l’expérience entière, en l’interprétant au moyen des données mêmes qu’elle fournit : c’est la métaphysique. Schopenhauer comparait les savans à ces ouvriers de Genève qui ne font toujours, l’un que des verres de montre, l’autre que des ressorts, l’autre que des chaînes : le philosophe est l’horloger qui de ces parties fait un tout, et un tout capable de marcher, d’offrir un sens, de nous donner avec une inexactitude de mieux en mieux corrigée l’heure de l’univers.

Il en résulte que la première condition requise pour qu’une théorie métaphysique soit désormais légitime, c’est de pouvoir toujours se retraduire en termes d’expérience, de pouvoir se ramènera cette analyse radicale de l’expérience et de la pensée dont nous avons parlé. La philosophie ne doit plus se construire avec de pures idées : être, non-être, unité, pluralité, substance, absolu, etc. La métaphysique transcendante se perdait dans les conceptions abstraites et dans les termes généraux. L’effet des longues manipulations et transformations qu’elle leur faisait subir, c’était de leur retrancher graduellement tout contenu réel et de les rendre à la fin intraduisibles en aucun fait d’expérience. On arrivait ainsi à cet étrange résultat : étant donnés un monde physique et même des consciences individuelles, les déduire d’idées abstraites ou de noms généraux. C’est comme si on voulait, du nombre cinq, tirer une fleur réelle à cinq pétales, une églantine. De là ces luttes interminables entre les systèmes. On pourfendait des ombres, toujours transpercées et toujours reformées, dans le « Walhalla » métaphysique.

La seconde condition requise pour une théorie métaphysique, c’est d’être une généralisation de l’expérience même, mais une généralisation vraie et non apparente. Souvent les métaphysiciens, par une fausse interprétation du platonisme, ont cru généraliser en retranchant tout le positif des choses particulières pour ne conserver qu’un signe commun, un cadre vide : être pur, être en soi, unité absolue, etc. Pour rapprocher les choses dans une même idée, on en excluait tout ce qui les constitue ce qu’elles sont ; synthèse illusoire qui recouvrait simplement une abstraction, c’est-à-dire une élimination de la réalité vivante au profit d’une sorte de caput mortuum. Au contraire, étendre à l’univers tel ou tel élément irréductible découvert par l’analyse au fond de toute expérience, placer par exemple en toutes choses, soit une sensibilité rudimentaire, telle que la « sensibilité prémusculaire » de certains psychologues, soit l’analogue de l’effort et de l’appétit, c’est faire une généralisation qui, vraie ou fausse, aboutit à un rapprochement des choses mêmes et non plus seulement des idées, à une vraie parenté