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si, d’après ce que nous en connaissons, ce monde est bon ou mauvais, beau ou laid, heureux ou malheureux, en un mot quand j’agite la question du pessimisme et de l’optimisme, je ne spécule pas sur des choses absolument étrangères à ma pensée, car je fais partie de cet univers et, s’il a un but, je tends moi-même au but où aspire son effort; mon histoire individuelle se confond, comme un épisode, avec l’histoire universelle : mon bonheur ou mon malheur fait partie de la destinée heureuse ou malheureuse du grand tout : il pleure ou sourit en moi et avec moi. Quand je me demande si les plus hautes lois du monde sont des lois de justice comme celles dont je m’impose à moi-même le respect et l’accomplissement, je ne cherche pas ce qui a lieu dans un «royaume de chimères,» qui ne serait qu’une patrie poétique et un refuge pour l’imagination; je me demande, au contraire, si la direction normale de ma volonté n’est pas celle de toute volonté, si je n’ai pas dans tous les êtres réels des auxiliaires, qui s’ignorent encore, pour l’idée dont je poursuis la réalisation.

Enfin, quand je m’efforce de remonter à quelque réalité initiale d’où procèdent toutes choses, s’il y en a une, je ne cherche pas à saisir un absolu insaisissable ; je cherche à communiquer plus intimement avec un principe communicable, quel qu’il soit, matière ou esprit, puisque en fait il se communique à moi et aux autres êtres, puisque en fait il m’est intérieur ainsi qu’à tous les autres. Il est des hommes qui éprouvent le besoin de personnifier ce principe suprême des choses, et de là viennent les religions; ils font alors de l’absolu une puissance absolue, une intelligence absolue, une bonté absolue. Ils croient qu’une divinité sans rapport avec l’homme occuperait dans la pensée et dans l’univers une vraie sinécure; que l’homme ne s’inquiète point de ce qui lui est absolument étranger et indifférent :


Si la douleur et la misère
N’atteignent pas ta majesté,
Garde ta grandeur solitaire.
Ferme à jamais l’immensité.


Cette humanisation du divin est-elle légitime? C’est un problème que le métaphysicien doit examiner. Il fera sans doute mainte objection à l’existence d’un Dieu qui ne serait que l’homme plus parfait, mais ces objections mêmes prouvent qu’on discute sur des choses qui ont un sens, et un sens expérimental. Aussi ne saurait-on accorder à Schopenhauer que la philosophie doive s’occuper exclusivement de « ce monde. » — « Elle laisse les dieux en repos, dit-il, et elle espère qu’ils feront de même à son égard. » Cette boutade n’est pas sérieuse: la métaphysique doit embrasser et interpréter