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n’avait pas voulu comprendre que le monde intelligible est un monde de poésie, que c’est précisément en cela que consistent sa valeur et sa dignité. » La métaphysique n’est sans doute pas obligée, ajoute Lange, de prendre la forme de la poésie, mais elle y trouve son expression la plus sincère : les poèmes de Schiller en sont un exemple, surtout celui où il nous montre la fuite de Prométhée vers le monde idéal. Le salut de la métaphysique, c’est de se donner pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour le « domaine de la fiction. » Le monde idéal, précisément parce qu’il est idéal, n’est pas réel, et cependant nous nous envolons dans ce « royaume des ombres,» ainsi que l’appelait Schiller, comme dans «la vraie pairie de nos esprits. » C’est un empyrée dont la claire atmosphère nous enveloppe et nous satisfait intérieurement plus que ne pourrait le faire tout le monde des choses sensibles : c’est le « rêve céleste de la vie actuelle. » Il y a une poésie nécessaire de l’idéal comme il y a une science nécessaire du réel.

Cette théorie de Lange est l’expression systématique d’une opinion aujourd’hui en faveur parmi les savans, à savoir que la métaphysique est une série de mythes abstraits et de belles espérances dont l’homme, selon le mot de Platon, « s’enchante lui-même. » — « Les métaphysiciens, a-t-on dit, sont des poètes qui ont manqué leur vocation. » M. Ribot adopte cette définition et ajoute : « Quand la métaphysique sera devenue ce qu’elle doit être, qu’il n’y aura plus en elle que du général, des abstractions des idées, qu’elle sera complètement en dehors des faits, alors il apparaîtra clairement aux yeux de tous qu’elle est une œuvre d’art plutôt que de science : poésie ennuyeuse et mal écrite pour les uns, élevée, puissante, vraiment divine pour les autres. » Ce qui est chez les savans un motif de dédain a beau devenir pour Lange et M. Renan le principal titre de la métaphysique, on ne peut s’empêcher de concevoir quelques doutes sur ce titre d’un nouveau genre ; on se demande si la métaphysique s’accommodera, comme la poésie dans la république de Platon, d’être « reléguée hors de toute réalité, » avec le front couronné non plus seulement de fleurs, mais d’une auréole sidérale. On se demande enfin si c’est « donner à l’idéal une force irrésistible » que de l’exiler purement et simplement « dans le domaine de l’imagination. »

En fait, sous nos yeux mêmes, un mouvement s’annonce dans les recherches métaphysiques qui, loin d’être cette « fuite vers l’idéal » préconisée par Lange et par M. Renan, est au contraire une poursuite de la réalité. Même en Allemagne, ce pays des grandes aventures spéculatives, Schopenhauer a essayé de fonder la métaphysique sur l’expérience, « mais sur l’expérience interne, dit-il, aussi bien que sur l’externe. » Si Schopenhauer a abusé de l’imagination,