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qu’ils lui avaient témoignées en 1871, l’empereur Alexandre II et le prince Gortchakof avaient mieux espéré de leur ami de Berlin. La Russie se retira de l’alliance des trois empires, sans chercher à lui substituer une autre combinaison. Comme après Sébastopol, elle se recueillit. Les conspirations nihilistes l’occupaient d’autres soucis. Pétersbourg regardait Paris avec défiance, il l’accusait de prêter asile aux instigateurs des complots de la Neva. Il lui savait mauvais gré de l’affaire Hartmann. Pour effacer ces impressions, il fallait à la Russie de nouveaux déboires. Les affaires de Bulgarie vinrent à point pour cela. L’irritation contre l’Allemagne et l’Autriche amena les Russes à regarder vers l’ouest, s’il y avait toujours une France.

La reprise des provocations allemandes à l’égard de la république ne pouvait manquer d’éveiller l’attention de la Russie. On sentait à Pétersbourg qu’abandonner la France à ses ennemis, c’était exposer la Russie à se trouver à son tour seule en face de la triple alliance. Ainsi s’établit peu à peu, par le fait même de l’Allemagne, entre ses voisins de l’est et ses voisins de l’ouest, la conscience d’une sorte de solidarité. Les slavophiles de Moscou, les patriotes qui redoutent la prépondérance germanique et voient dans le nouvel empire un obstacle aux destinées de la Russie, s’éprirent pour la France d’un goût subit. Ses plus ardens contempteurs, tels que Katkof, ceux qui avaient le plus raillé la légèreté française et maudit les idées françaises, oublièrent leurs longs dédains pour ne plus voir dans la France qu’une alliée éventuelle. La même évolution s’opérait, pour des raisons analogues, aux bords de la Seine. Radicaux et intransigeans s’inclinaient avec une vénération de néophytes devant l’autocratie tsarienne. M. Floquet et M. Lockroy mêlaient leurs larmes aux pleurs du général Boulanger sur la tombe de Katkof, le grand pourfendeur des révolutionnaires. C’était, des deux côtés, une passion réciproque, où chacun, s’étonnant des froideurs anciennes, cherchait à les faire oublier.

De ce rapprochement spontané des deux peuples peut-il sortir une alliance des doux gouvernemens ? Telle est la question.


III.

Une alliance politique ne se fait pas seulement de sympathies réciproques ou d’antipathies communes. Il y faut autre chose; il faut, pour une alliance effective, une entente en vue d’intérêts déterminés, avec un but défini.

Une chose à remarquer d’abord, c’est que les sympathies des deux pays peuvent passer par-dessus la discordance de leurs principes