Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/890

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

relèvent, une petite tête gaie, ironique et satirique, perdue dans l’immensité d’une forêt de cheveux qui l’offusquent ! Et cette forêt, descendant à droite et à gauche, qui va s’emparer des trois quarts du reste de la petite figure. » — Le président, en revanche, n’est pas moins singulièrement frappé à la vue de Diderot, et lui rend sa peinture en trois lignes : « Je m’attendais, écrit-il, à trouver en Diderot une furieuse tête métaphysique, et c’est un gentil garçon, bien doux, bien aimable, grand philosophe, fort raisonneur, mais faiseur de digressions perpétuelles. » — « De Brosses, a dit Rigault, est un des hommes les plus gais de France, tout conseiller qu’il est au parlement de Dijon ; c’est un de ces magistrats comme il y en avait tant jadis et comme il en reste encore, dit-on, quelques-uns, qui prennent, en montant sur leur siège, la gravité austère et la dignité froide, mais les y laissent en descendant, et redeviennent, sans robe, de bonnes gens de beaucoup d’esprit… »


II.

Les relations de Voltaire et du président de Brosses étaient déjà anciennes ; ils s’écrivaient et paraissaient y trouver l’un et l’autre un certain plaisir, quand, en 1758, il commença de se mêler à leur correspondance une véritable question d’intérêts. — Voltaire, récemment échappé à l’amitié de Frédéric et à l’aventure de Francfort, en froid avec la cour de France, et par cela même assez mal accueilli partout, était fort indécis sur le choix d’une retraite. On le voit successivement « à Strasbourg, à Colmar, à l’abbaye de Sénone et à Plombières dans les Vosges ; il tâtait de loin l’opinion de Paris sur son compte, et, en attendant, il cherchait un pays de frontière pour s’y asseoir en liberté. » Il se fixe d’abord à Lausanne, puis aux Délices ; mais il est à peine tranquille, il songe à s’assurer plus d’un gîte et à tenir le pays en plus d’un endroit.

Il achète Ferney en octobre 1758, et, à peu près dans le même temps, il demande au président de Brosses de lui vendre, soit définitivement, soit plutôt à vie, un bien que celui-ci possédait à Tourney, dans le pays de Gex, c’est-à-dire à la limite extrême de la frontière française. « Je suis vieux et malade, lui écrivait-il à propos de ce bail à vie ; je sais bien que je fais un mauvais marché, mais ce marché vous sera utile et me sera agréable. Voici quelles seraient les conditions que ma fantaisie, qui m’a toujours conduit, soumet à votre prudence ; » et il les énumère : c’est bien de la fantaisie ! Mais aussi, c’est avec la prudence éclairée par l’expérience de l’homme d’affaires que le président fait sa réponse. Il y mêle cent traits d’esprit qui déguisent ce qu’il peut y avoir de