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l’anxiété, la préoccupation, se laissaient deviner sous le calme sérieux de son altitude.

Vers neuf heures, le lieutenant-colonel Morris vint au prince et lui dit : « On voit bien que vous êtes officier d’infanterie, mon général ; vous n’avez aucune pitié pour la cavalerie ; vous ne voyez seulement pas que nos chevaux ont besoin de souffler et d’autre chose encore. — Je suis plus soigneux que vous ne pensez, répondit le prince; nous ne savons pas ce qui se passera dans la journée; faites mettre pied à terre et donner deux jointées d’orge. »

La halle faite et les hommes achevant de brider, le duc d’Aumale, qui venait de se remettre en selle, vit à quelque distance le capitaine Durrieu et l’agha s’arrêter court derrière la crête d’un rideau un peu plus élevé que les autres, Jusuf les rejoindre en hâte et regarder par-dessus la crête, puis tous les trois revenir au galop vers lui. Jusuf était très ému : « Toute la smala est là, à quelques pas devant nous, campée à la source de Taguine, dit-il précipitamment ; c’est un monde ! Nous ne sommes pas en mesure de l’attaquer; il faut tâcher de rejoindre l’infanterie. » L’agha s’était jeté à bas de cheval, et, tenant embrassé le genou du prince : « Par la tête de ton père, ne fais pas de folie! » disait-il. Jusuf et l’agha étaient des hommes très braves. Jusuf insistait, quand survint Morris : « Je ne suis pas de ton avis, s’écria le nouveau-venu ; il n’y a pas à reculer. — On ne recule pas dans ma race. » Ce mot du duc d’Aumale jaillit comme un éclair.

Une sorte de conseil allait s’improviser, comme on disait au vieux temps, « le cul sur la selle; » déjà le commandant Jamin, responsable vis-à-vis du roi de la personne du prince, proposait, non de reculer, mais d’attendre au moins l’infanterie, tout au moins les zouaves. Attendre ! quand les zouaves ne peuvent pas arriver avant deux heures! quand, avant une demi-heure, la smala, couverte par les guerriers, aura fait retraite ! Le duc d’Aumale a sa résolution prise. Tout le monde voulant dire son mot, il impose silence à tous, rompt le cercle, renvoie chacun à son poste, Jusuf à gauche devant les spahis, Morris à droite devant les chasseurs, et lui-même, à côté de Morris, en avant des chasseurs d’ ployés, il commande la charge.

La smala s’attendait si peu à l’attaque que les spahis, arrivant au galop, furent d’abord pris pour ceux de l’émir. Déjà les femmes commençaient en leur honneur les you-you de joie ; mais, quand on les eut vus de plus près et de l’autre côté les chasseurs : « c’est alors, a dit un des réguliers de la smala, que la stupeur s’empara de tout le monde. La peur paralysa notre intelligence et immobilisa les mouvemens, même des plus braves. La frayeur appela le désordre, le désordre fit naître la déroute. Nous étions d’ailleurs étourdis par les cris des femmes, des enfans, des mourans, des