Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/710

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien administré son génie que sa fortune, c’est en lui celui qu’il a le plus cultivé.

Je ferais bien là-dessus quelques» réserves, » si je ne craignais d’encourir l’indignation de M. Coppée, qui n’admet pas plus les « réserves » que les « préférences; » mais, sans doute, le lecteur les a déjà faites, et, dans cette façon de s’halluciner pour écrire, il a reconnu le rhéteur. J’aime donc mieux finir comme j’ai commencé, et, après avoir montré à M. Coppée sur quoi se fondent les préférences de la critique, lui dire en terminant d’où procéderaient ici les réserves, si nous en faisions. Car, ceux « qui font des réserves devant Victor Hugo, » M. Coppée a raison de les plaindre, et ils sont en effet malheureux; mais c’est dans un autre sens et d’une autre manière que M. Coppée ne le croit. C’est parce qu’ils aimant, eux aussi, Victor Hugo, c’est parce qu’ils le « sentent, » comme l’on dit, c’est parce qu’ils l’admirent, qu’ils font des « réserves, » et parce que ses défauts les troublent dans leur admiration, parce qu’il se mêle une espèce d’inquiétude ou de défiance à la simplicité de leur impression, parce qu’avec leur plaisir, leur affection en est comme offensée. Ils croyaient n’avoir affaire qu’au poète ou qu’à l’homme, et voilà qu’au détour d’un vers ou au com d’une strophe, le versificateur, le rhéteur, le rimeur reparaissent. Oui, nous sommes blessés, et il y a de quoi. Mais nous le serions moins si nous l’admirions moins. Au lieu de Victor Hugo, s’il s’appelait, je ne dis pas Charles Dovalle ou Edouard Turquety, Mme Desbordes-Valmore ou Mme Tastu, mais Sainte-Beuve ou Théophile Gautier, nous ne ferions pas de « réserves. » C’est lui-même qui nous y oblige, nous ne lui opposons que lui-même, c’est lui-même que nous regrettons de ne pas retrouver en lui. Et c’est une autre façon de l’admirer; mais, en faisant nos réserves, nous prétendons l’aimer autant que ceux qui n’en font point; et nous l’aimons peut-être autrement, mais, si M. Coppée nous pousse, nous oserons dire que nous l’aimons mieux.

N’est-ce pas pourtant une chose bien étrange que cette indignation des poètes ou des romanciers contre la critique? et, dans un temps comme le nôtre, ne finiront-ils donc jamais par comprendre qu’elle est leur seule garantie contre l’envahissement croissant de la médiocrité? Grâce aux progrès de la «réclame, » il ne paraît pas un roman qui ne Boit salué de chef-d’œuvre en naissant, et qu’à défaut d’un « ami, » son éditeur ne porte aux nues d’abord. Le public en est dupe sans l’être, parce qu’il est juge de son plaisir, s’il ne l’est pas de la qualité de son plaisir. Mais la vraie dupe, c’est le talent, que l’on confond avec ses apparences; le talent, qu’il n’est point si facile de reconnaître parmi les contrefaçons qu’on en fait ; le talent, qui ne s’impose enfin sans le secours de la critique que dans la mesure où il flatte