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à lui-même un humiliant démenti. Il se retira, mécontent, irrité, mais le cœur exempt de tout soupçon. Le 1er  décembre, il assistait à cette fameuse représentation de l’Opéra-Comique, où mystificateurs et mystifiés entendirent côte à côte une musique nouvelle, « sans que rien indiquât que le voisin dût signer l’ordre d’arrêter son voisin, et que nombre de spectateurs, à peine rentrés chez eux, seraient conduits en prison. » Le lendemain matin, il était plongé dans des recherches statistiques quand deux républicains vinrent lui annoncer que la seconde république avait vécu. À quelques jours de là, M. de Morny instituait une commission consultative et se permettait d’inscrire sur la liste le nom de Léon Faucher. Il s’indigna, il réclama ; on lui répondit : « Vos noms nous sont nécessaires, nous les gardons, » Alors il écrivit au prince-président : « Je ne pensais pas vous avoir donné le droit de me faire cette injure. Les services que je vous ai rendus en croyant les rendre au pays m’autorisaient peut-être à attendre de vous une autre reconnaissance. mon caractère, en tout cas, méritait plus de respect. » Il espérait que le nouveau régime ne vivrait qu’un jour ; il n’en vit pas la fin : le 14 décembre 1855, il n’était plus de ce monde.

On peut se demander s’il n’a pas sacrifié sa vie en la donnant à la politique, qui ne lui réservait que des rôles pénibles et ingrats. Esprit ouvert et distingué, curieux de tout, versé dans plus d’un genre d’études, aimant avec passion les lettres, les arts, n’était-il pas ne pour philosopher sur les choses d’ici-bas, pour vivre beaucoup avec les morts, qui sont doux, d’humeur facile, de bonne compagnie, pour composer de beaux livres, pour lire d’instructifs et judicieux mémoires à l’Académie des Sciences morales ? Il en a jugé autrement ; s’il avait résisté aux appels du tentateur, une sourde inquiétude l’aurait peut-être averti qu’il manquait sa vraie destinée. Il n’aurait pas connu les joies fiévreuses de la tribune, l’émotion des batailles gagnées, l’ivresse des colères éloquentes, et aucun paysan des Pyrénées n’eût fait quatre lieues pour contempler son visage, pour avoir le plaisir de s’écrier : « c’est lui ! » Nous échappons difficilement à notre démon, et nous ne pouvons être heureux s’il ne l’est pas.


G. VALBERT.