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se demande pourquoi l’on refuse aux femmes le droit d’agiter ces problèmes. « Il y a eu, dit-il à sa mère, des femmes philosophes dans l’antiquité, et je n’en connais pas dont la philosophie me plaise autant que la tienne. » Les jeunes gens sont chargés d’animer et d’égayer l’entretien. L’un d’eux, Licentius, est poète, poète accompli, nous dit Augustin, qui le juge avec trop de complaisance. « c’est un genre d’oiseaux, ajoute-t-il, qui voltige sans cesse et ne reste jamais à la même place. » Licentius changeait donc souvent d’opinions et de goûts, ce qui désespérait son maître. Il venait précisément d’écrire un poème sur Pyrame et Thisbé, dont il était fort satisfait ; mais dès que la discussion commence, la philosophie lui fait oublier les Muses : « Elle vaut mieux que Pyrame, s’écrie-t-il ; elle est plus belle que Thisbé ; elle a plus de charmes que Vénus et Cupidon ! » Et il ne songe plus qu’à disputer. Il se jette alors avec ardeur dans la lutte, il se défend, il attaque ; il est spirituel[1], incisif, provocant, si bien que la querelle entre les jeunes amis devient quelquefois assez vive, et que le maître est obligé d’intervenir. En général, c’est lui qui, vers la fin, prend la parole ; il résume le débat et il en tire les conclusions. À ce moment, le ton s’élève ; on voit se dessiner les conséquences des idées qu’on a discutées en se jouant, et d’ordinaire, la conversation, légère et capricieuse, s’achève dans un grave discours.

Un ami des lettres classiques, quand il lit les ouvrages où sont rapportés ces entretiens, ne se trouve pas dépaysé ; il lui semble qu’il parcourt des lieux qui lui sont connus. Saint Augustin, en les écrivant, avait Cicéron devant les yeux ; et au-delà des dialogues philosophiques de Cicéron, dont il était ravi, il entrevoyait ceux de Platon, qui les ont inspirés. C’est ce qui s’aperçoit dès le début. Quand il conduit le matin ses disciples causer de la vie heureuse et de la Providence sous un grand arbre, dans un pré, on voit bien qu’il songeait à ce platane du Phèdre, qui entendit Socrate parler si merveilleusement de la beauté, et à celui de Tusculum, sous lequel Crassus, Antoine et leurs amis, étaient venus un jour s’asseoir, entre deux orages politiques, pour s’entretenir de l’éloquence. Ces entretiens l’ont charmé ; ce n’est pas assez dire qu’il en garde le souvenir ; il semble qu’il y assiste encore, et tous ses efforts tendent à les reproduire le plus fidèlement possible. Il veut surtout que ses personnages, comme ceux de Cicéron, s’expriment en périodes cadencées, dans un style élégant, semé de métaphores classiques. Point de mots ou de tours nouveaux, si ce n’est ceux qui échappent sans

  1. Il fait même, à l’occasion, des calembours : facilius est errorem definire quam finire.